D'Essence perverse par nature. Vers une interrogation de la nature humaine, Salamanovich David-Elliot
Perversions sexuelles : dénommées aussi paraphilies, déviations, anomalies – ce sont les actes contestés par une autorité. L’ordre public nous impose systématiquement des règles comportementales, et nous dicte la manière de nous conduire. Si l’on se réfère aux tatouages, nous pouvons trouver sous cette définition de la perversion toute une palette d’attitudes déviantes ou inacceptables aux yeux de la société judéo-chrétienne occidentale.
Par ordre alphabétique, ces comportements seraient comme suit : (Pervers 01)
1 – Algophilie : l’amour de la douleur – plaisir procuré par la douleur sans intégrer nécessairement des pratiques sado-masochistes. L’algophilie joue avec la douleur – stimulant ainsi la ségrégation de substances analgésiques (endorphines que le corps se met à isoler au terme de 20 minutes d’une douleur persistante) ; ce phénomène provoque une sensation d’euphorie pouvant conduire à l’état de transe. On trouve cela dans le plaisir ressenti et transmis par les tatoueurs lors de leur description de la manière dont ils vont réaliser un tatouage, ainsi que dans le sentiment qu’a le client une fois cette opération achevée.
2 - Doraphilie ou hyphéphilie : attirance pour les fourrures – quelles qu’elles soient – y compris la peau humaine – ce qui amène des tatoueurs à se servir de la peau comme d’une toile où reproduire leurs créations.
3 - Exacerbation sensorielle : différentes méthodes visant à augmenter les sensations et la sensibilité corporelle. Techniquement parlant, cela peut aller du simple massage à base d’huiles jusqu’à de véritables tortures. Concernant les tatouages dans le cadre desquels on a recours à aucune anesthésie, quels que soient les moyens utilisés, la douleur existe ; elle varie selon l’individu dont le degré de tolérance fluctue également en fonction de son angoisse. La perversion est non seulement la douleur ressentie lors du tatouage, mais aussi dans le plaisir du triomphe sur la douleur… chaque fois que l’on visualise le dessin réalisé.
4 - Stigmatiphilie : le goût pour un sujet sexuel portant un tatouage.
5 - Tatouage : en taxant de pervers divers comportements, ce terme présuppose la référence à un système standard, une intention louable, teinté(e) néanmoins de quantité de préjugés moraux qui n’offrent pas plus d’une seule vision potentielle de "la réalité". Ces "perversions" sont considérées comme étant contraires à la nature humaine définie par une partie du monde occidental judéo-chrétien, lequel se caractérise par des politiques de nature hégémonique fortement imprégnées d’une perspective religieuse et de l’idée de tabou et de péché.
En partant d’un autre point de vue : refusons l’existence d’une nature humaine commune à tous les individus et qui rejette l’individualité – à l’occasion de quoi chaque personne est un exemple unique et non une copie du reste. C’est précisément cet aspect unique qui confère de l’importance au membre de la société dans lequel ce dernier évolue. Ceci pourrait nous amener à nous interroger sur les différentes institutions composant la société et qui sont soumises à des modèles – ceux-ci étant transmis par des discours religieux et politiques pour lesquels toute transgression est synonyme de perversion. En termes hégémoniques, tout ce qui échappe à ses mots d’ordre est considéré comme une déviation pathologique de la nature et du statu quo qu’elle instaure. Cela devient en conséquence un objet de répression et de discrédit assujetti à la périphérie de ce qui est acceptable du point de vue culturel. (Pervers 02)
Pierre Marie différencie trois entités distinctes liées à la perversion :
A - Celle qui prescrit la loi - laquelle peut être une réglementation morale, religieuse ou administrative ou le pouvoir (leader politique, gourou de secte, etc…)
B – Celle qui applique la loi – le sujet pervers.
C – Celle qui se soumet à la loi - - la victime. (Pervers 03)
Cette triade était exploitée par les criminels nazis lorsqu’ils soutenaient qu’ils ne faisaient rien d’autre que leur devoir - transformant ainsi leurs actions en attitude morale. Dans le cas des perversions, la prescription de fantasmes très fréquemment en rapport avec le sexe s’immisce sous forme de mot d’ordre universel qui s’impose à tous les êtres humains ; cela fait office de maxime et en même temps de principe de législation universelle. Il nous est impossible d’oublier que les philosophies totalitaires politiques et religieuses ont organisé – chacune à sa manière – un système global de perversion. La science fit de même puisque son refus de la singularité de l’individu nous offre un monde ordonné et prévisible – en conséquence un monde dénué d’émotions. Cela suggère la perspective du clonage, lequel produira des sujets identiques et dont la lecture du code génétique permettra le développement de techniques de conditionnement et d’attitudes programmées.
Cette vision apocalyptique oppose l’attitude visant à promouvoir des mutations sociales d’envergure à celle vers laquelle nous tendons par le biais d’une espèce de magie compatissante. (Pervers 04)
En l’occurrence, le sujet tient le rôle d’une poupée vaudou symbolisant la société – suivant la description de Mark Dery qui cite l’anthropologiste Mary Duglas, et la corrèle avec un éditorial de recherches nouvelles qui précise que : "au moment d’attribuer une statement corporelle visible des désirs inconnus et des obsessions latentes qui viennent de l’intérieur, les individus peuvent se modifier – même si cela paraît inexplicable – dans l’environnement extérieur de ce qui est social. Il nous faut mettre en lumière tous les désirs réprimés au fin fond de l’inconscient, au profit d’un érotisme nouveau basé sur la connaissance du fait que le mal et la perversion peuvent émerger pour inspirer des relations sociales et les améliorer radicalement.". (Pervers 05)
Ces idées contrecarrent la position hégémonique qui défend une nature humaine égalisatrice se superposant à l’individu ou à sa corporéité. Elle ouvre la porte non seulement à une libération du sujet individuel mais aussi - en faisant usage des termes "horreur et perversion" tirés de la perspective dominante - elle nous introduit dans une perspective érotique et sexuelle. (Pervers 06)
Dans notre société, ce qui est sexuel est profondément ancré dans l’horreur et la perversion. D’après Richard Danta, la modernité a contribué à ces idées en édifiant le concept du caractère essentiel de l’existence humaine, à partir de traditions antérieures. L’idée s’est manifestée en tant que telle par l’action, mettant en évidence le sujet moderne. Pour étayer cette idée de l’existence humaine, il a fallu la définir à partir du rejet de tout ce qui rappelait le lien entre l’homme et la nature. Le corps biologique et son fonctionnement physiologique, ses urgences, ses sensations et ses exigences furent un casse-tête qui a rappelé à l’Homme sa condition animale. (Pervers 07)
Pour s’écarter d’une telle évidence, le sujet moderne a élaboré une autre forme de nature : une nature spéciale à la race humaine, libérée de l’aspect biologique et en rapport avec la supériorité de l’âme humaine – destinée à un contrôle raisonnable du monde.
Ni fonction biologique, ni forme d’énergie adaptée à la sublimation des intérêts de l’art et de la civilisation : la sexualité est un signe inévitable de la singularité qui caractérise chacun d’entre nous par les pulsions partielles au travers desquelles elle se manifeste. Nous pouvons nous rapprocher de ces pulsions partielles (odeur, goût, toucher, ouïe, vue) en partant du point de vue de perspectives et de sens différents – tous ayant malgré tout en commun la satisfaction dont la limite est le plaisir. (Pervers 08)
Le plaisir est une sensation corporelle directement liée à la satisfaction d’une pulsion partielle, mais nous ne pouvons pas nous satisfaire de choses qui proviennent non seulement du sexe, mais font aussi figure de justification narcissique à partir de laquelle nous ne faisons que sauver notre orgueil personnel. C’est le cas de la passion pour le pouvoir ou du libido dominandi. La première se réfère à une expérience réelle, l’autre à une situation imaginaire.
Nous pouvons trouver dans le tatouage les deux sources de plaisir que sont le corporel et l’imaginaire – ce qui rend le tatouage même plus subversif et stigmatisant, donc pervers. La manipulation du corps sur lequel se trouve le tatouage est – à la lumière de la modernité –une manifestation inévitable d’une nature biologique qui défie la dimension immaculée de l’existence humaine, en tant que destin misérable pour l’abstraction rationnelle. Pourtant, le pervers apparaît comme une catégorie sociale que développe la modernité pour asservir ces désavantages. (Pervers 09)
Nous pouvons poser un miroir face à cette attitude. Nous pouvons affirmer qu’une conception de la corporéité et de la sexualité se conformant à de telles prescriptions ferait figure de comportement pervers, puisqu’elle serait par essence une sorte de négation, non seulement du désir et du plaisir, mais aussi de l’essence physique de l’individu. Cela incarnerait l’imposition de la pensée et de la morale sur l’être humain, comme dans un art sexuel où l’un des participants dominerait les autres sans tenir compte des nécessités d’autrui. Partant de ce point de vue, nous pouvons nous rendre compte que la perversion n’est pas là où nous avons coutume de la chercher, mais là où le comportement de l’être humain est fortement réglementé : au son des principes et par le truchement du prosélytisme.
Pour conclure : tout missionnaire d’une doctrine – qu’elle soit religieuse, politique ou philosophique - est un être potentiellement pervers car c’est au nom d’une nature supérieure qu’il ou qu’elle rejette par son ou ses actions la singularité et le désir de ceux auxquelles il ou elle s’adresse.
L’histoire est riche de cette forme de perversion dans laquelle – au nom de la Guerre Sainte de l’Inquisition, du nettoyage ethnique, de l’élimination politique ou religieuse, de la Liberté/Egalité et Fraternité, des apôtres de l’âme, de la nature humaine et de la Rationalité – des individus sont maltraités comme s’ils n’étaient pas des êtres humains.
Cela ne semble pas très différent de ce que nous taxons de "pervers". (Pervers 10)
© David-Elliot Salamanovich
Bibliographie :
- Dery, Mark (1998). Velocidad de escape. Espagne – Editions Siruela.
- Dictionnaire des fantasmes et perversions (2000). Paris - Editions Blanche,
2ème édition (1ère édition : 1997).
- Duque, Pedro (1997). Tatuajes. El cuerpo decorado. Espagne, Midons Editorial,
2ème édition (1ère édition : 1996).
- Murillo, Susana (1997). El discurso de Foucault. Buenos Aires, Service de Presse de CBS, Université de Buenos Aires.
- Rancinan, Gérard (1999). Urban Jungle. Paris, Editions de La Martinière.
- Rodríguez Magda, Rosa María (1997). El modelo Frankenstein. De la diferencia a la
cultura post. Madrid, Tecnos.