Géographie musicale : le groupe Ongaku

Publié le par Olivier Lussac


  En 1957, Yôchiro Irino, père de la musique dodécaphonique au Japon, fonde le Nijusseiki ongaku kenkyûjo (« Centre d’études sur la musique du XXe siècle »), avec les compositeurs Toshirô Mayuzumi et Makoto Moroi (fondateurs avec Tôru Takemitsu du studio de musique électronique, le NHK) et avec le critique musical Hidekazu Yoshida. Par la suite, Tôru Takemitsu et Toshi Ichiyanagi allaient rejoindre le groupe d’origine. Ce centre d’études, davantage qu’un groupe de composition, créait la société de concerts de musique contemporaine, à l’instar des « Internationale Ferienkurse für Neue Musik » de Darmstadt ou du « Domaine musical » en France, initié par le compositeur Pierre Boulez. Mais ceci est une histoire bien connue. Celle du Japon l’est moins.
    Un Centre d’études est créé au Japon et rassemble les principaux compositeurs expérimentaux. Une fois par an un festival de musique contemporaine est organisé, avec des concerts et des conférences (consacrées aux compositions japonaises et étrangères) dans la ville de Karuizawa. Cinq festivals sont ainsi proposés de 1957 à 1962. En 1961, le compositeur Toshi Ichiyanagi arrive à Ôsaka, suite à son passage dans la classe de John Cage.
    Sa période américaine est elle aussi particulièrement féconde. Les 7 et 8 janvier 1961, grâce à La Monte Young, une soirée est consacrée aux récentes créations de Toshi Ichiyanagi dans le loft de son épouse Yôko Ono. Il s’agit des pièces suivantes : Strings, Music for Piano 3, 4, 5, Music for Electronic Metronome, Kaiki for Koto for J. C. Mudai 1, 2 ; IBM for Merce Cunningham. Le 10 juin, pour un concert de New Sounds & Noises, organisé par George Maciunas, Toshi Ichiyanagi présente ses musiques pour piano (Music for Piano no 1 to no 7).
    Ichiyanagi est intéressé par les multiples possibilités de la musique expérimentale et produit de nombreuses œuvres et performances, incluant des éléments aléatoires, des notations graphiques, des techniques de représentation non-conventionnelles et des sources électroniques. Ainsi, la Music for Piano n° 4 for David Tudor (1960) nécessite n’importe quel nombre de pianistes et se réalise à partir de ce texte succinct : « Use sustaining sound (s) and silence (s) only. No attack should be made » (utiliser un son [des sons] soutenu et un silence [des silences]. Aucune attaque ne sera faite). Pour Sapporo (1962), Ichiyanagi prépare une œuvre pour un chef et quinze interprètes (ou pour n’importe quelle formation) où la musique doit aussi jouer n’importe quelle source sonore, selon les besoins de la partition — signes graphiques qui identifient des sons soutenus, des accords, des glissandi et des attaques. Là où plus de deux signes sont présents, une sélection des éléments peut être faite et les sons peuvent être produits en conséquence. Sa pièce Life Music (orchestre et bande, 1962) est écrite sous la forme de suggestions graphiques pour des processus d’imitation et de transformation, sur sept pages, chacune d’une durée de deux minutes et jouée dans n’importe quel ordre. Ichiyanagi fait appel dans Life Music au monde sonore de la musique populaire, les percussionnistes peuvent improviser des motifs dans le style jazz ou rock.
    Toshi Ichiyanagi va aussi écrire en avril et en décembre 1960 Music for Electronic Metronome et IBM For Merce Cunningham. La première, Music For Electronic Metronome, comporte une grande partition et une page d’instruction, les deux imprimées sur du « photocalque négatif » et du « photocalque positif ». Il s’agit d’un graphisme complexe. La seconde, IBM For Merce Cunningham, imprimée selon le même principe que Music For Electronic Metronome (pour trois à sept interprètes) est une simple page de rectangles soit noirs, soit blancs (ressemblant principalement aux anciennes fiches d’ordinateur ou à des rouleaux de piano mécanique).
    Certaines pièces sont élaborées pour être jouées dans le cadre de l’art conceptuel et du théâtre musical. C’est bien évidemment le cas de Music for Electronic Metronome, qui devance de deux ans la célèbre pièce de György Ligeti, Poème Symphonique pour 100 métronomes (1962). Dans Music for Electronic Metronome, trois ou plus d’interprètes sont requis, pour suivre la partition consistant en des points de commencement et en différentes routes variables. Experimental Music est conçue pour quatre interprètes assis sur des chaises. Aussi lentement que possible, chaque joueur se penche sur les côtés. Pendant peut-être quatre minutes, chacun se balance silencieusement, jusqu’au point où il peut être déstabilisé. Les joueurs se figent et, ensuite, commencent à nouveau à incliner leurs chaises. Des microphones sont insérés dans le sol et amplifient les procédures. De retour au Japon au début des années soixante, il fait connaître les œuvres expérimentales de jeunes compositeurs étrangers et surtout il interpréte la musique indéterminée de Cage, qui vint au Japon en 1962 et 1963.
    Peu à peu, la tendance de la « musical chance operation » s’impose et le groupe cesse ses activités. Au Japon, ces années sont ainsi marquées par le choc Cage/Ichiyanagi. À partir de cette rencontre, une jeune avant-garde, minoritaire, fait son apparition, avec Takehisa Kosugi, Mieko Shiomi, Yasunao Tone et Shûkô Mizuno. Les trois premiers compositeurs vont bientôt rejoindre Fluxus, pour un temps seulement.
    Les quatre compositeurs fondent en 1961 un groupe nommé Ongaku (« Musique »), dont le principe fondamental est l’improvisation de « music chance operation » ou « musical event ». La musique va être un « acte », en rapport avec l’exécution. C’est vers 1958 que Shûkô Mizuno et Takehisa Kosugi souhaitent rompre avec la composition « à l’occidentale », en explorant le jazz, la théorie de Fumio Koizumi (folklore japonais) et la musique indienne, pour trouver de nouvelles sonorités. La première manifestation du groupe Ongaku se fait dans un concert intitulé Sokkyô ensô to onkyô obuje (« Improvisations et objets sonores »). Ces recherches musicales se révèlent parallèles à celles menées par le groupe Fluxus en Allemagne (concerts expérimentaux dans l’atelier de Mary Bauermeister) et aux États-Unis (concert de la AG Gallery). Takehisa Kosugi, dans ce groupe expérimental, commence donc à travailler des « événements musicaux ». En 1963, il se met dans un sac avec fermeture éclair dans Chamber Music, servant d’instrument et il fait sortir ses mains et ses pieds. À partir de 1965, il s’installe à New York et commence à collaborer avec Nam June Paik (Mano-Dharma-Electronic, pièce dans laquelle ils jouent avec des cannes à pêche et un ventilateur) et avec Charlotte Moorman, fondatrice du New York Avant-Garde Festival.
    Parmi les membres du groupe Ongaku, Yasunao Tone et Takehisa Kosugi travaillent pour le Centre de recherches chorégraphiques de Chiya Kuni, ainsi que pour le butô de Tatsumi Hijikata. Tone s’occupe également de la musique de certains films expérimentaux. En 1962, il présente à la galerie Minami, Tôkyô, son Sakkyokuka no koten (« Exposition personnelle d’un compositeur »). Yasunao Tone travaille alors dans les rapports entre musique et arts plastiques ou musique et cinéma. Une de ses œuvres majeures de l’époque est son Anagram for Strings, 1962-1963, dans lequel il joue sur une multitude de gros et petits points blancs et noirs (conception graphique et aléatoire de la partition, comme IBM for Merce Cunningham de Toshi Ichiyanagi, élaborée à la New School) : les cercles blancs pour de longs glissandi, les cercles noirs pour des glissandi moyens et les point pour de courts glissandi. Yasunao Tone reste par la suite fidèle aux idées de Fluxus, en diffusant l’art dans le quotidien.
    Mieko Shiomi et Shigeko Kubota sont toutes deux marquées par les expériences de Yôko Ono et par celles de Toshi Ichiyanagi. Mieko Shiomi s’intéresse également au concept d’objets sonores. C’est à partir de 1964 que toutes deux se joignent à Fluxus à New York. Mieko Shiomi compose ainsi en 1963 sa Boundary Music :  « Emettez le son le plus tenu possible dans un contexte limite : le son naîtra en tant que son, ou non. Pendant la performance, les instruments, les corps humains, les appareillages électroniques, n’importe quoi peut servir. »(1) Une telle pièce peut rappeler les compositions de La Monte Young.
    Ensuite, en 1963, Toshi Ichiyanagi fonde avec le pianiste et compositeur Yûji Takahashi le groupe New Direction. Les deux artistes proposent d’interpréter des œuvres expérimentales de toutes origines ; ainsi sont jouées les compositions de Kagel, Stockhausen, Berio, Boulez, Penderecki, en même temps que les œuvres « minimales » de La Monte Young et de George Brecht. Ces concerts expérimentaux ont lieu du Sôgetsu Hall de Tôkyô, appartenant à l’école de l’Ikebana (fondée en 1958, sous la direction de Hiroshi Teshigahara) et considéré comme le centre de l’avant-garde artistique au Japon. Cette salle est essentiellement employée à l’exécution de la musique expérimentale. Et c’est ce centre qui invite John Cage en 1962. C’est là qu’ont lieu les premiers happenings et événements musicaux. En même temps sont composées dans le Sôgetsu hall des œuvres de cinéma underground japonais, de dessin animé, de danse d’avant-garde, de butô, ainsi que de théâtre.
    Dans les années soixante, avec l’aide du Centre américain et de l’Institut culturel allemand (Nichidoku gendai ongakusai, « Festival de musique contemporaine nippo-allemand », rebaptisé Panmusik Festival et organisé par Yoshirô Irino et Maki Ishii), des concerts de musique expérimentale sont proposés par Roger Reynolds, compositeur américain vivant à Tôkyô, par Jôji Yuasa et par le critique musical Kuniharu Akiyama (tous deux faisant partie du Jikken). Ils mettent en place une série de concerts intitulée Crosstalk, dans lesquels la musique et l’image sont associées. Pendant trois jours, au Kokuritsu taiikukan, gymnase national de Tôkyô, treize mille personnes ont la chance d’assister au festival Crosstalk Intermedia, rencontre de la musique électronique et de l’image. De telles recherches musicales provoquent l’introduction du concept temporel dans les arts plastiques, notamment dans les travaux du High Red Center.
    Enfin, en 1966 et 1968, Tôru Takemitsu et Toshi Ichiyanagi organisent un festival appelé Orchestral Music, qui fait parler de lui car Takemitsu y présente November Steps (1967), mettant en rapport un orchestre occidental et des instruments traditionnels japonais. Dans ce concert sont également interprétés Stratégie, œuvre pour deux orchestres de Iannis Xenakis, et le Concerto pour piano préparé et orchestre de chambre de John Cage.

    Un enregistrement des improvisations du groupe Ongaku est disponible chez Metamkine, sous la référence Music of Group Ongaku, Tôkyô, Hear-002, 1996.

Olivier Lussac
Musica Falsa n° 6, décembre 1998-janvier 1999, pp. 40-42.

(1) Ken Friedman,The Fluxus Performance Workbook, ed. spec. revue El Djarida, Norvège, Trondheim, Guttom, 1990, p. 47.

Publié dans Textes-Arts

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