L'Idée de "liminalité" dans la performance. Olivier Lussac. 2014. Colloque Théâtre, Performance et Philosophie

Publié le par Olivier Lussac

L’idée de « liminalité » dans la performance. Olivier Lussac

Colloque TPP. Théâtre, Performance et Philosophie

Université Sorbonne-Panthéon Paris 1, 27-29 juin 2014

Résumé : Il s’agit de montrer que la performance est une pratique de l’émancipation qui ne font pas l’économie d’une référence et d’une réflexion identitaire, d’un sujet porteur de processus de reconnaissances culturelles, et pas seulement artistiques, vers une dimension expérimentale dans laquelle se construit ce que Homi Bhabha nomme les « terrains d’élaboration des stratégies du soi ». Ces espaces, où s’élaborent les positions de l’artiste, émergent dans les moments où changent les modalités d’assemblage de binômes sur lesquels l’individu (l’artiste en l’occurence) se définit résistant et/ou réductible à toutes formes d’assimilation : altérité/identité, passé/présent, intérieur/extérieur, inclusion/exclusion, masculin/féminin, noir/blanc et même relation artiste/spectateur… Le spécialiste du postcolonialisme analyse en effet cet espace comme celui du devenir « tiers-espace », dans lequel le sens et les symboles culturels n’ont pas d’unité et de fixité. Ces signes peuvent être traduits et réinterprétés dans un processus de relation dynamique : « …peut-être faudrait-il, dira sur ce point Victor Turner, que nous ne nous contentions pas de lire ou de commenter des écrits (ethnographiques), mais de les mettre en scène (perform) », donc de les mettre en jeu dans un échange performatif. L’anthropologue Turner avait nommé ce « tiers-espace » de la performance, « liminal » (ce que Richard Schechner a appelé « entre »). Turner avait réagi, lors de la naissance des Performance Studies, à la sclérose que constituait le champ de sa discipline. C’est à ce moment qu’il initia une nouvelle méthode nommée Social Drama Analysis, en évoquant l’idée que les cérémonies traditionnelles pouvaient être rapprochées de nos rites modernes et contemporains. En cela, il inaugurait une approche novatrice, passant d’une anthropologie du rite à une anthropologie de la performance, tout comme Bhabha a instruit ce nouvel espace de « négociation », défiant tout antagonisme. Bernard Müller a par la suite évoqué l’idée suivante : « il n’est pas étonnant d’envisager une recherche comme une œuvre un peu comme s’il s’agissait d’une performance du groupe Fluxus qui – le temps de son déroulement en vient alors à créer un dispositif communicationnel – compose ce que l’artiste allemand Joseph Beuys aurait appelé une « sculpture sociale »… ». Nous fonderons notre analyse d’une part sur des exemples précis et, d’autre part, sur les écrits de Victor Turner (The Anthropology of Performance, 1987), de Susan Broadhurst (Liminal Acts. A Critical Overview of Contemporary Performance and Theory, 1999) et des récentes problématiques proposées par Bernard Müller (revue Communications n° 92/2013).

 

1. L’échange comme processus dynamique

Bernard Müller, dans un article récent intitulé « Le Terrain : un théâtre anthropologique », part d’un constat empirique, et non d’une stricte relation théorique, pour évoquer le rapprochement entre ce qui se produit dans l’observation (ethnographique) et ce qui relève de l’action (théâtrale). L’enquêteur qu’est Müller a été entrainé à un endroit précis où il n’avait plus le rôle de témoin (faisant des constatations) : il participait directement et activement à une place « désignée » par une troupe de théâtre. Il agissait tel que Victor Turner nomme un « ethnodramaturge ». Cela aurait pu également convenir à certains types de performance, comme Müller le précise, c’est-à-dire à un dispositif communicationnel, quand le spectateur est convoqué au sein même de l’action : « il n’est alors pas si étonnant d’envisager une recherche comme une œuvre un peu comme s’il s’agissait d’une performance du groupe Fluxus qui – le temps de son déroulement en vient alors à créer un dispositif communicationnel – compose ce que l’artiste allemand Joseph Beuys aurait appelé une « sculpture sociale »…(1) ». Ainsi le jeu Fluxus deviendrait le terrain d’analyse anthropologique. Mais il n’est pas certain que les exemples de Fluxus et de Joseph Beuys, comme l’auteur le pense, correspondent parfaitement à cet échange, auquel il se réfère. En effet, les actions des uns et de l’autre restent dans ce qu’Allan Kaprow nommait des « performances scéniques », se situant sur un plateau et n’intégrant pas forcément la participation du spectateur. Cela pourrait mieux correspondre aux grandes messes de l’Orgien Mysterium Theater (OMT) de Hermann Nitsch en Autriche. Seulement, aujourd’hui et depuis longtemps, celles-ci sont teintées de spectaculaire, ce qui conduit inévitablement à les renvoyer à une forme de rituel théâtral, dans lequel participent de nombreux volontaires. En somme, Nitsch agit sur la catharsis. Il ne transforme pas seulement l’émotion en pensée (la purgation des émotions), mais également sur les corps (et le corps collectif) au travers de sacrifices bestiaux et de représentations religieuses (2).

Dans son cas précis, Müller fait office de dramaturge : il est accepté par la troupe de théâtre dès lors qu’il échange les résultats de ses recherches avec les actants (une troupe de Lagos, au Nigéria) et que les résultats permettent de modifier le déroulement de l’action : « …ce qui semblait intéresser les membres de la compagnie dans mes recherches, indique Müller, relevait, me semble-t-il, de ce que je pouvais savoir sur le contexte, dans le sens où ces informations permettaient au metteur en scène d’anticiper un certain effet de sa proposition sur son environnement social, et l’impact que cela pourrait avoir sur les spectateurs. » Toutefois, on peut constater que les acteurs peuvent se « réapproprier » ses recherches et que son attitude d’observateur change radicalement en celle d’interlocuteur.

On peut supposer que ce comportement se produit également dans la performance. C’est là que s’opère un glissement fécond : d’un déroulement fermé et strictement visuel se manifeste dès lors une relation dynamique, ce que Richard Martel nomme une « interactivité entre le performeur et le public », lorsque « La performance est l’actualisation devant un public potentiel d’un contenu variable d’expressivité ; c’est à la fois une attitude de libéralisation des habitudes, des normes, des conditionnements et, en même temps, une déstabilisation visant une reformulation des codes de la représentation, du savoir, de la conscience (3) ».

– Ce qui se développe comme liaison/relation (lisière, limite ou cadre, mais aussi interface ou interaction) entre spectateurs/artistes est, selon Müller, proprement anthropologique, car ce qui relève de l’observation revient à travailler avec ce qu’il nomme les « enquêtés », un peu comme le performeur collaborant avec le public et pour lequel il observe ses réactions et agit en conséquence. « Ce dispositif d’enquête, dit-il, se présente [donc] comme une performance » (4), ce dont Victor Turner concevait comme « une mise en scène [perform] (5) » des écrits ethnographiques. Selon Müller, Johannes Fabian considère également que « ce qui nous est possible de savoir ou d’apprendre à propos d’une culture/société n’apparaît pas sous formes de réponses à nos questions, mais comme performance, […] c’est-à-dire comme quelqu’un qui cherche à créer des occasions au cours desquelles se produisent des échanges significatifs. » (6). Mais, dans ce cas, quel est l’ordre de ces interversions caractéristiques (7) ?

– Ce qui est établi en tant que réflexivité pour l’anthropologue peut également convenir à ce qui peut définir l’une des composantes de la performance (très complexe au demeurant à déterminer, car insaisissable. Les règles de jeu performatif changent tout le temps. Il n’est donc pas si simple de rattacher par exemple la performance au théâtre, si ce dernier est fixé dans des conditions de représentation.). Quel serait assurément le socle commun entre représentation théâtrale et présentation performative, si ce n’est peut-être le cadre d’une action ou d’une expérience expressive qui relie non seulement spectateur et acteur, mais aussi jeu social et action artistique (8) ?

À propos de la réflexivité, la définition de Guillermo Gómez-Penã  sur la performance est très intéressante. L’artiste agit en effet comme un passeur de frontière : « La performance, en tant que « genre » artistique est en perpétuel état de crise et est donc le médium idéal pour articuler un temps de la crise permanente qui est la nôtre. La performance, c’est la présence et non la représentation ; ce n’est pas (comme les théories théâtrales classiques le suggéreraient) un miroir, mais le moment réel durant lequel le miroir se brise. L’acte de créer et de présenter une performance porte un sens de l’urgence et de l’immédiateté qui n’existe dans aucun autre champ artistique. Nous expérimentons la vie, donc nous performons – ou plutôt, nous performons au même titre que nous vivons, aimons, voyageons et souffrons, le tout étant entremêlé en un tissage complexe. Voyager, aussi bien géographiquement que culturellement, devient une part intrinsèque du processus artistique, particulièrement pour ceux d’entre nous qui se considèrent comme des migrants ou des passeurs de frontière (nous soulignons). »(9)

Car l’une des conduites spécifiques de Gómez-Penã  est d’être « intéressé par le territoire du malentendu qui existe entre nous et notre public et aussi entre les latinos et les anglo-américains, aussi bien qu’entre une sensibilité catholique et une éthique protestante. L’une des stratégies les plus efficaces des Border Artists a été de travailler avec les contingences historiques – que se passerait-il si le continent était retourné ? Si les États-Unis était le Mexique ? Si les gringos étaient des aliens illégaux ? Si les anglais étaient espagnols ? – tourner la table à 180 degrés et adopter une position privilégiée pour parler, même si cette position privilégiée est une fiction.(10) ». En ce sens, Gómez-Penã célèbre non seulement le passage de frontière, mais également l’hybridité, les formes d’art interdisciplinaire, les amalgames linguistiques, les collisions culturelles. Et la notion de betweenness (l’entre-deux ou l’intermédiarité chère à Victor Turner et à Richard Schechner (là où, précisément, deux « terrains » se rencontrent) devient dès lors fondamentale.

 

2. L’anthropologie « inversée » : deux exemples

« Coco Fusco : Le projet est une installation d’arts visuels avec plusieurs projections d’images, des performances spécifiques pour certains lieux, une pièce radiophonique et éventuellement une publication.

En mars 1992, nous avons performé The Year of The White Bear : Première partie – Deux aborigènes non découverts visitent Irvine à l’Université d’Irvine. C’était la première d’une série de performances semblables que nous allons donner tout au long de cette année en Amérique du Nord, en Europe et en Australie. Nous prétendons être des habitants d’une île nommée Guatinau […]. Nous vivions dans une cage de 10 x 12 m. pendant trois jours, durant lesquels nous nous livrions à nos activités traditionnelles aborigènes, par exemple, regarder la télévision, travailler sur un ordinateur portable, porter des poids, coudre des poupées vodou, écouter du rap bilingue, etc. Nous ne parlions pas l’anglais, et comptions sur le gardien pour la traduction, pour nous nourrir et nous amener aux toilettes. Une plaque devant la cage donnait des informations toxonomiques à propos de nos origines supposées et une carte montrait l’emplacement de notre île dans le golfe du Mexique. Un panneau indiquait que nous dancerions, chanterions, raconterions des histoires aborigènes et nous laisserions prendre en photo avec les visiteurs pour quelques sous. Nos gardiens de zoo vendaient d’authentiques souvenirs aborigène, tels que cheveux ou ongles d’orteils, et donnaient aux visiteurs des gants chirurgicaux s’ils souhaitaient nous toucher ou nous nourrir.

La réponse a été tout à fait stupéfiante. Avant que nous arrivions à Irvine, les services du département santé et hygiène de l’Université avaient déjà adressé une pile de mémos au département des arts afin d’informer chacun que les ‘aborigènes’ ne pouvaient aller aux toilettes en pagne. En fait, il y avait une certaine confusion : étions-nous des vrais aborigènes ou des anthropologues apportant des vrais aborigènes dans la galerie ? (nous soulignons) Nous avons reçu des pages d’instructions concernant la prévention de pertes humaines et une liste de trente maladies transmissibles par les excréments, particulièrement les excréments des ‘gens de la campagne’ dans le monde.

Même après notre arrivée, beaucoup de visiteurs étaient confus, voire dérangés par notre présence dans la cage. Quelques personnes pensaient que nous étions de vrais aborigènes et étaient tout à fait bouleversés. D’autres étaient troublés par le fait de voir des humains en cage – une femme s’est même évanouie en pleurant. D’autres n’avaient aucune idée des précédents historiques et entraient dans la performance à la lumière de la célébration du cinq centième, désireux de poser en photo et d’applaudir nos chants et danses, sans se rendre compte à quel point ils étaient visqueux. Beaucoup de gens nous apportaient de la nourriture et des petits cadeaux. Un critique d’art nous a offert une caméra vidéo afin que nous puissions filmer les visiteurs. La chose qui semblaient heurter le plus les visiteurs était notre comportement sexuel quel qu’il soit – si nous nous embrassions ou nous caressions l’un l’autre, quiconque quittait rapidement la galerie.

Une autre dimension intéressante de la réponse du public était le problème du langage – le fait que la plupart des gens ne pouvaient nous parler, ne connaissant pas l’espagnol. Cela a immédiatement créé une sensation de distance qui effrayait les visiteurs. Nous avions un téléphone dans la cage et beaucoup de gens demandaient des informations, juste pour être irrités par notre réponse en espagnol. Dans certains cas, les gens raccrochaient en colère et rappelaient ensuite en admettant parler quelques mots d’espagnol. Ils nous demandaient alors de parler lentement, de façon à ce qu’ils puissent capter ce que nous disions. A la fin, il est apparu que les gens devaient reconnaître leur méconnaissance des langues étrangères – même contre leur volonté. »

Les réactions furent en effet de tout ordre. Certaines personnes voulaient comprendre ce qui était mis en jeu et réagissaient avec des sentiments de compassion ; d’autres demeuraient extrêmement violents, un groupe d’adolescents avait remis aux deux indigènes des bouteilles de bière remplies d’urine, des skinheads voulaient démonter la cage dorée et souhaitaient leur casser la gueule.

La performance n’est pas du tout habituelle. Elle est même inédite dans son mécanisme. Elle devient à la fois art, analyse et activisme (ou bien créativité, critique et citoyenneté) comme l’indique Dwight Conquergood dans l’ouvrage collectif de Henry Bial, The Performance Studies Reader. Il considère en effet que 1. créativité : la performance est une œuvre d’imagination ou un objet d’études ; 2. critique : une pragmatique de l’enquête (comme modèle et méthode), une optique ou un opérateur de recherche ; 3. citoyenneté : une stratégie d’intervention ou un espace de lutte alternatif (11).

Deux aborigènes non découverts visitent Irvine répond à la définition de Conquergood. C’est à la fois un événement artistique, une enquête sur les comportements humains et une forme d’activisme (12). Coco Fusco et Guillermo Gómez-Penã, se définissant comme passeurs de frontière, ne sont-ils pas également de drôles d’anthropologues, tournant en dérision le discours savant ? C’est par ailleurs ce qu’ils soulignent, lorsqu’ils parlent de leur expérience pseudo-amérindienne dans une cage. Comme le souligne Fusco, « En fait, il y avait une certaine confusion : étions-nous des vrais aborigènes ou des anthropologues apportant des vrais aborigènes dans la galerie ? (13) » La performance, ici, comme outil ethnographique ou anthropologique, est toutefois teintée d’une certaine dose d’ironie, en opérant une ambiguïté entre l’analysé et l’analysant, entre le dominé et le dominant, entre le regardant et le regardé.

Fusco utilise en effet la notion de « reverse ethnology » (« ethnologie renversée ») et Gómez-Penā de « performance as reverse anthropology (14) » (« performance en tant qu’anthropologie inversée »), pour qualifier ce que Marc Augé évoque ainsi : « Ce qu’il m’est arrivé d’appeler ethnologie « inversée » s’apparente beaucoup moins à une espèce de retour sur soi qui s’enrichirait de l’expérience d’autrui qu’à un retour sur les questions que nous avons adressées aux autres et dont nous mesurons peut-être mieux le sens et la portée lorsque nous nous les adressons à nous-mêmes. (15) ».

L’artiste dominicaine Teresa Maria Diaz Nerio, lors de l’exposition Black Europe Body Politics (2013), revêt en effet un costume en latex noir et se présente sur un socle au regard du public. L’accent est porté sur les stéréotypes sexuels de la femme noire (seins, sexe et fesses). Nerio s’expose comme sculpture vivante :

« …J’ai choisi de me concentrer sur des gens qui viennent du Sud Global, de pays qui ont été colonisés. Ils portent tous cette histoire de la négritude… […] Le fait que j’ai choisi Sarah Baartman a à voir avec le fait que je vis aux Pays-Bas où je fais l’expérience de cette sorte d’incroyable racisme en tant que femme dominicaine. Ce racisme est tellement institutionnalisé… Il semble si faible… Mais en réalité il est répandu et violent.

« […] Vous êtes bombardé de ce cliché tout le temps et puis vous pensez « oui, les femmes caribéennes sont vraiment sexuelles ou pas sexuelles du tout, elles sont grosses et cuisinent tout le temps et adorent les enfants blancs ». Ces stéréotypes sont tellement extrêmes. Il s’agit de ce que le groupe décolonial modernité/colonialité a conceptualisé en tant que « colonialité de l’être » et cela porte aussi sur la « colonialité de la connaissance » en fait… Ils colonisent tout votre corps : il ne vous appartient plus. (16) » Cela renvoie à une dépossession de soi et correspond bien à ce que Homi Bhabha nomme les « terrains d’élaboration des stratégies du soi » que nous analyserons plus en avant dans la troisième partie.

Ces deux performances – révélant chacune l’aspect des sculptures vivantes – s’appuient donc sur les expositions pseudo-ethnographiques et sur les dioramas humains, que va inaugurer Christophe Colomb (lorsqu’il va ramener des indiens arawaks à la cour d’Espagne). Ce n’est pas non plus sans rappeler le sort de Sarah Baartman, présentée dans les cours européennes, comme « objet de foire ». Ces performances relèvent de réflexions contemporaines. Elles contribuent aux problématiques de l’identité (à travers la dimension postcoloniale) et au récit fictionnel, comme espace de l’entre-deux (que nous retrouvons par exemple dans le film relatant l’expérience des deux aborigènes

 

3. Tiers-espace et liminalité

Pour comprendre cet espace de négociation (de réflexivité ou d’interversion…), il faut se plonger dans les théories postcoloniales de Homi Bhabha (18) et dans celles concernant le champ de la performance de Victor Turner(19), avec les notions non seulement d’espace liminal, mais aussi de Social Drama Analysis.

Homi Bhabha échafaude l’idée d’une relation active qui dépasserait ce qu’il nomme « les polarisations du local et du global, du centre et de la périphérie(20) » et qui édifierait la notion d’identité (laquelle ne peut « s’articuler qu’à travers et à côté d’une communauté de différence(21) »).

Il nomme cette dynamique, au-delà de tout clivage, les « terrains d’élaboration des stratégies du soi ». Ces espaces, où se construisent les positions de l’individu (ou des artistes ci-nommés), émergent dans les moments où changent les modalités d’assemblage de binômes sur lesquels la personne se définit résistante et/ou réductible à toutes formes d’assimilation : altérité/identité, passé/présent, intérieur/extérieur, inclusion/exclusion, masculin/féminin, noir/blanc et même relation de soi à l’autre… Selon Bhabha, « L’abandon de singularités de « classe » ou de « genre » […] a entrainé une prise de conscience des positions du sujet – race, genre, orientation sexuelle – qui hantent toute affirmation d’identité dans le monde moderne. Ce qui est innovant…, c’est ce besoin de dépasser les narrations de subjectivités originaires et initiales pour se concentrer sur les moments ou sur les processus produits dans l’articulation des différences culturelles. Ces espaces « interstitiels » offrent un terrain à l’élaboration de ces stratégies du soi.(22) » Il invoque alors l’idée que l’engagement culturel ne peut être produit que sur un mode performatif, dans lequel « l’aspect social de la différence est une négociation complexe et incessante qui cherche à autoriser des hybridités sociales ». Pour comprendre ce mécanisme, il se réfère à l’artiste Renée Green, qui utilise la métaphore de la cage d’escalier, qui serait devenue un lieu d’échange, d’interaction entre le haut et le bas, entre « la négritude et la blanchitude » (ou entre le sauvage et le civilisé, pour la performance de Fusco et Gómez-Penã), c’est-à-dire, comme le précise Renée Green, un « espace liminal(23) », déplaçant la logique binaire en une sorte de dialectique et de réflexivité, et habitant, comme les passeurs de frontière, « la frange d’une réalité entre-deux » (Bhabha, p. 47).

Le spécialiste du postcolonialisme analyse donc cet interstice, nommant celui-ci le « tiers-espace », dans lequel le sens et les symboles culturels n’ont pas de fixité, « un espace culturel hybride qui se forme de façon contingente, disjonctive, dans l’inscription de signes de mémoire et de sites d’action politique(24) ». Le tiers-espace est liminoïd, passant d’une structure à une évolution processuelle, ou d’une logique de systèmes culturels et sociaux à une dialectique de mobilité socio-culturelle.

Le concept de liminalité (ou de liminarité) est largement étudié par Victor Turner dans son essai The Anthropology of Performance, lorsque l’auteur évoque que les processus sociaux sont performatifs. C’est en 1974 qu’il développe sa théorie de Social Drama, dans laquelle il invite à réagir, lors de la naissance des Performance Studies, à la sclérose que constituait le champ de sa discipline. Il initie alors cette nouvelle méthode, Social Drama Analysis, en évoquant l’idée que les cérémonies traditionnelles peuvent être rapprochées de nos rites modernes et contemporains. En cela, il inaugure une approche novatrice, passant d’une anthropologie du rite à une anthropologie de la performance (« We are to think of changing sociosymbolic fields rather than static structures. »(25), et intègre la notion de liminalité (correspondant aux notions de seuil, d’entre-deux ou encore frontière), pour préciser que toute performance est une action rituelle, élaborée dans un processus liant le comportement performatif (dans l’art par exemple) à une structure sociale, parce que, comme le souligne Richard Schechner dans l’introduction à l’ouvrage de Turner : « …la performance est l’art de ce qui est ouvert, inachevé, décentré, liminal. La performance est un paradigme de processus.(26) ». Le développement rituel et l’action artistique coïncident dans une forme expérimentale (développant des structures et des règles de revendication et/ou de subversion), dont le « jeu, selon Turner, est un mode liminal ou liminoïd, essentiellement interstitiel, dans une position médiane, indécise, intermédiaire (« betwixt and between »)…(27) » Par conséquent, elle est catégoriquement impossible à classer, parce qu’avec la performance, tous les critères artistiques sont déstabilisés.

Une performance liminale est finalement, si nous nous référons à Susan Broadhurst(28), une « extension expérimentale de notre milieu social, culturel et politique », défiant non seulement la pratique artistique, mais aussi les concepts esthétiques traditionnels. En intervenant, ici, sur le terrain anthropologique, l’analyse de la performance ouvre à d’autres formes d’action, du simple geste ordinaire examiné par Barbara Formis (29), jusqu’à des organisations performatives extrêmement fécondes et complexes qui relèvent de tout autre domaine artistique expérimental (les performances féministes, socio-politiques ou de genre par exemple).

Notes

  1. Bernard Müller, « Le Terrain : un théâtre anthropologique », Paris, Seuil revue Communications, n° 92/2013, p. 81.
  2. En ce sens, peut-être faut-il considérer que le dispositif de l’OMT permet aux actants de purger leurs émotions. Le déroulement des messes suffit-il donc à créer une catharsis (purement esthétique) ? Ou bien, peut-on considérer que l’OMT est une forme aiguë de défoulement ?
  3. Richard Martel, « Performance », revue Doc(k)s Action, Ajaccio, 2003 : « La performance est une mise en situation de matériaux dans un contexte, une destitution des rapports conventionnels et une transformation des catégories stylistiques. La performance colporte les acquis culturels et cherche à définir des ailleurs potentiels dans l’hégémonie des formes plus ou moins institutionnalisées, selon les genres et les besoins d’affirmation ou de négation. Il y aurait des performances issues de pratiques comme les arts visuels, la poésie, la musique, le théâtre… et d’autres qui tentent de déterminer des critères délimitant des méthodologies hors des conditionnements et des conventions, essayant d’appliquer à ce style de positionnement une originalité fonctionnelle (…). La performance s’articule la plupart du temps en fonction du contexte de sa présentation. Il y a des performances où le corps est totalement présent, d’autres où l’appareillage « objectuel » tend à constituer l’essentiel de l’activité ; à d’autres moments, l’investigation suppose le questionnement théorique, tandis qu’à certaines occasions, il y a interactivité entre le performer et le public. »
  4. Bernard Müller, art. cit., p. 77.
  5. Victor Turner, « Dramatic Ritual/Ritual Drama : Performative and Reflexive Anthropology », in From Ritual to Theater : The Human Seriousness of Play, New York, Performing Arts Journal, 1982, p. 84, cité par B. Müller, art. cit., ibid.
  6. Johannes Fabian, « Theater and Anthropology, Theatricality and Culture », Research in African Litteratures, vol. 30, n° 4, hiver 1999, p. 24-31.
  7. *passage d’une anthropologie « visualiste » à une anthropologie « dialogique » selon Johannes Fabian.
  8. Par exemple, Tucuman Arde de Graciela Carnevale, 1968, The Year of the White Bear de Coco Fusco et Guillermo Gómez-Peña, 1992.
  9. Guillermo Gómez-Penã, Dangerous Border Crossers, New York, Londres, Routledge, 2000, extrait.
  10. The Year of the White Bear. Extrait de l’entretien de Coco Fusco et Guillermo Gómez-Peña par Kim Sawchuk, revue Parachute, n° 67, 1992.
  11. Dwight Conquergood, in Henry Bial, The Performance Studies Reader, New York, Londres, 2007, p. 318.
  12. Comme on en voit depuis 1968 : Tucuman Arde  de Graciela Carnevale (Argentine, 1968), Blood Bath de Jean Toche et Jon Hendricks (Guerrilla Art Action Group, NYC, 1969) jusqu’à aujourd’hui avec les groupes Voïna, Pussy Riot, le groupe Femen… Tucuman Arde (Tucuman brûle) demeure par exemple aujourd’hui l’une des expériences les plus significatives de l’art d’avant-garde en Amérique Latine, constituant un horizon de références pour toute une génération de praticiens et de théoriciens (Roberto Jacoby, Leon Ferrari, Ricardo Carreira et Graciela Carnevale). En 1968, Graciela Carnevale et d’autres membres d’un groupe d’artistes de Buenos Aires et de Rosario se rendent dans la province argentine de Tucuman, où la misère sévit suite à une vague de privatisations dans l’industrie sucrière. Le mouvement avait trois objectifs :- abandonner l’élite culturelle, renoncer aux galeries, fondations, bourses, ainsi qu’au public élitiste qui conditionne ces œuvres et avec lesquelles il a construit un langage inintelligible pour la majorité ; - changer de public, se diriger vers les gens exploités, approcher leurs problèmes et leurs langages ; - réaliser une première expérience fondatrice en dénonçant la situation des ouvriers du sucre de la province de Tucuman. Comme le souligne l’historienne de l’art Ana Longoni, dans Di Tella a Tucuman Arde, l’ouvrage de référence qu’elle consacre au mouvement, le groupe entendait expérimenter les limites et les formes de sa propre pratique artistique en montant une campagne d’information socio-économique opposée à celle pratiquée par le gouvernement, voulant souligner le décalage entre la réalité sur le terrain et sa représentation médiatique. Collaborant avec des syndicalistes et réalisant des entretiens avec des habitants, les artistes constituent un fonds qu’ils exposeront d’abord à Rosario puis à Buenos Aires, où l’exposition – intitulée Première Biennale d’Art d’Avant-Garde – sera fermée quelques heures après l’inauguration. Si Graciela Carnevale, l’une des fondatrices de Tucuman Arde, fut par la suite obligée de détruire une partie des archives pour empêcher la police militaire de saisir le matériel documentaire et d’enquêter sur les liens entre artistes et militants, elle en a conservé certains éléments. Les archives de Tucuman Arde ont été montrées au Witte de With de Rotterdam et à la Documenta XII de Kassel.
  13. Cf. Coco Fusco, « The Other History of Intercultural Performance », New York, TDR (1988-), Vol. 38, No. 1. (Spring 1994), p. 143-167.
  14. Cf. l’article de Jonathan Lamy, « Les Premières Nations, l’art de la performance et l’anthropologie performative », Paris, Maison des sciences de l’homme, revue Cultures-Kairos, revue d’anthropologie des pratiques corporelles et des arts vivants, octobre 2013.                                             http://revues.mshparisnord.org/cultureskairos/index.php?id=651#ftn6
  15. Marc Augé, Le Sens des autres : Actualités de l’anthropologie, Paris, Fayard, 1994, p. 59.
  16. http://blog.uprising-art.com/be-bop-2013-exclusive-interview-with-teresa-maria-diaz-nerio/
  17. Victor Turner, The Anthropology of Performance, 1987, New York, PAJ Publications, p. 21.
  18. Homi Babha, Les Lieux de la culture, Paris, Payot, 2007 (1994).
  19. Victor Turner, The Anthropology of Performance, op.cit.
  20. Homi Bhabha, op. cit., p. 21.
  21. Ibid., p. 22.
  22. Ibid., p. 30.
  23. Ibid., p. 33.
  24. Ibid., p. 39.
  25. Victor Turner, The Anthropology of Performance, op. cit., p. 21.
  26. Op. cit., p. 8.
  27. Op. cit, ibid., p. 17. Turner, selon Schechner, fait une différence entre les termes « liminal », qui correspond à des sociétés technologiquement simples (communication du sacré, recombinaison de jeu et communauté), et « liminal-liminoïd », sociétés technologiquement complexes (types et genres de performances culturelles incluant le théâtre expérimental ou la performance en tant que genre artistique).
  28. Susan Broadhurst, Liminal Acts. A Critical Overview of Contemporary Performance and Theory, New York, Londres, Cassell, 1999, p. 2.
  29. Barbara Formis, Esthétique de la vie ordinaire, Paris, PUF « Lignes d’art », 2010.

 

Publié dans Textes-Arts

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