La Performance en Tchécoslovaquie

Publié le par Olivier Lussac

 
I — Quelques éléments historiques

« Il ne voit rien
et fait semblant de ne rien voir
Il fait semblant de ne rien voir,
mais il semble qu’il ne voit rien.
Il tourne en rond,
tire la langue au miroir,
se gratte la gorge
vomit
fait semblant de ne rien voir.
Mais ça lui sort déjà des yeux.
Il ne sent pas que ça lui sort des yeux
et fait semblant de ne rien sentir.
Ses genoux tremblent. Il bâille.
S’étonne.
Soudain il se retrouve par terre
et fait semblant de ne rien faire.
Peut-être ne fait-il rien.
Trop tard. »

Milan Napravnik, Signaux et mouvements (traduction de Irina Paslariu), recueil de poèmes publié en 1968 et en Tchécoslovaquie à 30 exemplaires.

Il est sans doute trop tard pour Milan Napravnik et pour nous tous, par trois dates il est trop tard, en 1938, 1948 et 1968, ce petit pays a sombré dans la terreur. Aujourd’hui et précédemment, du moins avant 1938, c’est un grand pays de tradition démocratique. Aujourd’hui, ce n’est donc plus trop tard, mais il a fallu payer un tribut exorbitant, trente ans d’aveuglement, de compromission et de traîtrise. Nous pouvons ainsi rappeler comment notre pays, la France, ainsi que ses alliés, a-t-elle vendu la Tchécoslovaquie aux nazis, lors du traité de Munich en 1938, comment les journaux se sont-ils glorifiés d’un tel traité, parce qu’il évitait soi disant la guerre ? Mais personne, sauf vraisemblablement Churchill, n’a saisi le péril et le désastre : le démantèlement de ce petit pays charnière et prospère inaugure l’emprise des nazis sur l’Europe danubienne, et élimine en même temps tout espoir d’alliance avec la France, ouvrant inévitablement la porte sur la guerre.
Nous connaissons tous le résultat : les 35 divisions tchèques fortement entraînées et armées disparaissent et avec elles, le barrage contre les force de la Wehrmacht.
La Tchécoslovaquie cesse ainsi d’exister comme puissance internationale. Les Sudètes sont récupérés par les nazis, la Haute Silésie est réclamée par la Pologne, la Slovaquie devient autonome et totalitaire avec, à sa tête, Mgr Tiso, allié inconditionnel des nazis, et avec comme ennemis les tchèques et les juifs (38 000 fusillés tchèques, 200 000 déportés, la plupart juifs). Et les Tchèques réagissent et résistent non seulement en Bohème-Moravie par exemple, mais aussi par des démonstrations étudiantes (12000 en 1939) ou par l’action clandestine des communistes, et encore à l’étranger, avec un gouvernement en exil à Londres.
À la libération de Prague en mai 1945, le peuple tchèque se rapproche des communistes mais ne se trouve pas davantage sous la protection de l’Union soviétique. Ce n’est que trois ans plus tard, lors d’une mainmise brutale correspondant à une évolution de la stratégie des Soviets, que Staline demande que le parti communiste tchèque prenne le pouvoir. En mai 1948 est proclamée la nouvelle constitution, en même temps que des purges staliniennes. La seconde terreur commence, avec pour conséquence, vingt années de dégradations, de remaniements, de manipulations. Le poète Frantisek Halas, communiste et torturé, sceptique et désespéré au cœur de son combat révolutionnaire, meurt assez tôt, peut-être trop tôt (oct. 1949) pour ne percevoir la destruction de son œuvre, ou Laco Novomesky, fondateur du Parti Communiste Slovaque et organisateur des structures nouvelles de l’enseignement et de la culture, se trouvant emprisonné durant cinq ans. Le poète s’est alors écrié :
« À voix basse
— Ça fait mal ?
— Ça faisait mal et comment !
Et aujourd’hui je ne sais plus ce qui faisait le plus mal […] »
Jiri Kolár a été lui aussi incarcéré en 1953 durant quelques mois, pour avoir écrit Le Foie de Prométhée, considérée alors comme littérature subversive. Il est interdit de publication jusqu’en 1964. Sans parler encore de Milan Knízák qui a été plusieurs fois emprisonné pour “activisme artistique”.
En 1967, le romancier Jaroslav Putik, auteur de l’ouvrage remarqué à l’époque Dimanche meurtrier, a écrit de manière lucide :
« Pourquoi me suis-je joint à la résistance qui joua un si petit rôle dans l’ensemble de l’effort de guerre ? je crois que le facteur le plus important fut qu’il est impossible d’accepter l’horreur d’une occupation dans laquelle le mensonge et la lâcheté devinrent presque des principes de comportements. Que j’aie adhéré à un groupe communiste dans la résistance […] aurait très  bien pu être un hasard. Je ne faisais que chercher d’autres compatriotes qui se battaient contre le cochon d’Allemand. Dans ce sens je peux comprendre la réaction des jeunes… »
Beaucoup de réponses aux questions sur le comportement de la nation tchèque pendant l’occupation nazie éclairent l’évolution d’après-guerre et la situation dans les années soixante.
Peu à peu, la déstalinisation lente mais inexorable se fait jour, peu à peu le pouvoir, avec, en 1957, un nouveau président A. Novotny, se relâche sans se débarrasser de l’économie planifiée, dont personne ne souhaite réellement la disparition. L’opposition des intellectuels se fait pourtant de plus en plus forte, par exemple avec l’Union des écrivains comme rival du parti et des journaux littéraires qui ont parfois tiré à 140000 exemplaires faute de mieux (Les Nouvelles littéraires “Literarni Noviny” de Prague, La Vie culturelle “Kulturny Zirot” de Bratislava), parce qu’un processus de démocratisation a été entamé, avec une censure levée, mais sans réelles structures démocratiques. Le travail des intellectuels, dès 1956-57, a donc été un travail de sape, un travail destructif (ou subversif) dans le sens le plus “positif” du terme : il a donc fallu détruire certains mythes dans la société, certaines conditions ancrées dans la conscience sociale et nationale. L’art est devenu un moteur de la contestation. L’existence même de l’Union des écrivains s’est ainsi organisée, dans le cadre de la lutte, comme un instrument de combat. Cela trouve son écho dans un magnifique discours d’Alexandre Dubcek, successeur de Novotny (1er avril 1968, devant le comité central de Parti communiste), relatant précisément la force révolutionnaire des arts :
« Le socialisme, et particulièrement le socialisme édifié sur de larges bases démocratiques, doit créer un nouvel humanisme de l’époque moderne que d’autres systèmes ne peuvent donner à l’humanité malgré leur maturité technique… Si donc nous tentons à la normalisation de l’économie, nous ne concevons pas cette tâche comme un but en soi, mais comme un moyen pour le plein épanouissement de l’homme… Elle doit aboutir à ce que tout individu puisse mettre en valeur ses qualités dans toutes les sphères du travail et de la vie… Nous aspirons non seulement à un grand développement des branches de la science qui sont liées à l’accroissement des forces productrices et à la révolution scientifique et technique, mais aussi à l’essor des sciences humaines et de tous les domaines de l’art qui aident les hommes à trouver un nouveau style de vie, correspondant à l’époque de la révolution technique et scientifique et aux principes socialistes de notre société.»
Or l’erreur de Dubcek dans la refondation de la société tchèque se trouve dans la levée totale de la censure (donc de la critique), notamment de la presse et de la télévision. Cette libération a provoqué une réaction du bloc soviétique qui ne pouvait tolérer ce sentiment de liberté, qui lui-même aurait pu se propager aux autres pays sous la tutelle de l’URSS.
La réaction est à l’image de la Femme-cible de Eva Kmentová, datant de 1968, silhouette moulée sur le corps de l’artiste  et un collage de lèvre, ou sculpture construite de planches de bois avec une cible au niveau du cœur et des impacts de balle. Seule

Ici, dans l’œuvre de Eva Kmentová, il ne s’agit plus de représentation de l’homme et de sa présentation, de sa cible simplement. L’art moderne nous introduit ainsi devant la réalité et non devant son image. Ici, la réalité est une présence de l’homme à partir de son empreinte, de l’homme qui s’imprime ou qui se moule lui-même.
Le 11 août 1968, juste après ce qu’on a nommé le “Printemps de Prague”, l’armée de l’URSS et de ses alliés a rétabli les conditions “normalisées” d’un socialisme “à la soviétique” et a prolongé la nuit lourde et noire, l’absurde tragédie qui a commencé trente ans plus tôt et qui garde tout son sens aujourd’hui. On peut sans doute ne plus se soucier de cette période et garder l’incroyable incohérence d’une condition politique dont les signes se rencontrent dans une résolution de 1966 du Comité central d’Argenteuil du Parti communiste français:
« L’héritage culturel se fait chaque jour, il a toujours été créé au présent, c’est le présent qui devient le passé, c’est-à-dire l’héritage. C’est pourquoi l’on ne saurait limiter à aucun moment le droit qu’ont les créateurs à la recherche. C’est pourquoi les exigences expérimentales de la littérature et de l’art ne sauraient être niées ou entravées, sans que soit gravement porté atteinte au développement de la culture et de l’esprit humain lui-même… »
On peut finalement mesurer de telles paroles à la fameuse “plaisanterie” (Zerb) de Milan Kundera, qui se rapporte à son pays sous le stalinisme ou à cette mémorable maxime : « Si les faits contredisent la vérité, tant pis pour les faits. »

II — Du Grand Jeu au collage poétique

Pour lors, il est pourtant essentiel d’analyser les faits et d’examiner l’expérience vécue des artistes.
Bien évidemment, Frank Kupka et Jiri Kolár sont fondamentaux pour comprendre l’art tchèque. D’autres encore possèdent aussi une certaine importance, Milan Knizák, Jaroslav Vozniak, Jiri Balcar, Jan Kotik, Alex Vesely, Endre Nemes, Mikulas Medek, Jiri Padrta, Eugen Brikcius, Sorka Ságlová, Jan Saudek, Adriena Simotova... Certes il ne nous sera pas possible de les analyser tous ce soir, nous avons essayé de travailler un choix qui, comme tout choix, sans doute se révèle arbitraire.
exemples de quelques œuvres :

L’art de Frantisek Kupka est sans doute le plus central et le plus connu. C’est aussi le plus classique, traversant la première moitié du vingtième siècle et la plupart des “styles”, du  fauvisme à l’abstraction, en passant par le cubisme.

— Frantisek Kupka
Passons rapidement sur le plus connu des artistes d’avant-guerre, Frank Kupka, qui a vécu cinquante ans en France et qui a été l’un des principaux pionniers de l’avant-garde européenne. Installé à Paris dès 1896, il a connu la guerre seulement du côté français et a fait ses débuts dans la peinture sous l’influence du fauvisme. Installé à Puteaux dès 1906 où Jacques Villon vint aussi élire domicile, il a été associé aux recherches du groupe de la Section d’Or et a influencé le jeune Duchamp. Mais son art a rapidement évolué vers une remise en question de la peinture et de ses fondements mêmes. Sa passion pour la musique et son amitié avec Walter Rummel l’amène également à considérer une correspondance entre les deux arts, attitude sensiblement similaire que Wassily Kandinsky dans ses rapports artistique avec Arnold Schoenberg, notamment l’œuvre commune, Die Glückliche Hand (La Main heureuse). C’est fort logiquement, en examinant les rapports musicaux, qu’il passe rapidement à l’abstraction vers 1910, ce qui le conduit naturellement à travailler tout au long de sa vie des formes de “musique visuelle”, du Nocturne de 1910 jusqu’à la série des Jazz Hot en 1935 et de l’œuvre intitulée “Musique” de 1936.

Nocturne, par exemple, ne doit pas faire illusion. Rien, ici, n’a pour but une évocation visuelle de la nuit. Le terme doit être compris de manière musicale, au sens où Frédéric Chopin l’emploie. C’est une impression et un sentiment de nuit que Kupka tente de traduire par le seul rythme de lourdes stries colorées. En même temps, le primat de la couleur s’affirme nettement et confère à l’œuvre et à celles qui suivront une valeur lyrique.

— Jiri Kolár
On ne crée pas de poésie sans douleur. Jiri Kolár n’écrit pas une poésie versifiée, il déchire, découpe, défigure, décompose et recompose à sa manière des textes et des images qu’il trouve dans des gazettes, dans des calendriers, dans des catalogues, dans des dictionnaires, dans des atlas, dans des livres d’art, dans des livres de cantiques, dans des collections de gravures, dans des archives pleines de manuscrits jaunis, dans des publications imprimées en caractères latins, grecs ou hébraïques… Jiri Kolár est une espèce de pilleur, un détrousseur de mot qui remet le monde dans l’état de chaos originel, comme le Phénix, pour le faire renaître de ses débris, comme s’il sent le besoin irrépressible de recommencer toujours de nouveau la grande aventure de l’art, de répéter le drame de la création, de tenir la vie en espoir et de nager contre le courant de l’effondrement et de l’inertie.
Dès 1934, il réalise ses premiers collages, dans lequel son « but était dès le départ de trouver des surfaces de frottement entre les arts plastiques et la littérature. » Son premier livre est publié en 1941, sous le titre de Certificat de naissance, où il juxtapose différents types de langage. En 1942, il fonde le Groupe 42, comprenant des théoriciens, des peintres, des poètes, un sculpteur et un photographe. Le manifeste du groupe est rédigé par Jindrich Chalupecky et a pour titre de Le Monde dans lequel nous vivons. Le groupe est dissout en 1948 et, pendant cette période, Kolár publie de nombreux recueils de poésies, s’intéresse également à la musique et à la composition musicale.
Alors il crée des images parce que l’homme, souvent, ne sait plus lire. Ses images traduisent alors la complexité du monde, avec des poèmes “analphabétogrammes”, des poèmes de fous, des poèmes d’aveugles, sans contenu, en groupes de lettres aléatoires, en chiffres, en images, des poèmes stratifiés, poèmes-objets, en lame de rasoir, ou encore des poèmes-trouvés, etc. Cette démarche peut évoquer une « appropriation poétique du réel », sous la forme de prélèvement de mass média.
Jiri Kolár commence ainsi à inventer de nouvelles formes d’écriture, avec le “folklore urbain” : « Ma collection de folklore urbain s’est constituée au cours de collisions et d’une confrontation permanente avec ce que je nommais des sources d’inspiration […] Je me suis rendu compte que ces objets, étant l’œuvre de créateurs anonymes, constituaient, à l’époque moderne, quelque chose d’aussi autonome et d’aussi original que l’avait été le vieux folklore. » La réalité du poème devient un langage « seulement dans la mesure où je n’entends pas par “langage” uniquement ce qui se dit, mais tout ce par l’intermédiaire de quoi nous comprenons ce qui nous entoure. »
Quel est donc le dessein de la poésie évidente ? D’une grande rigueur et très haut dans son projet, Kolár pénètre l’espace de la liberté, parce que :
« toute poésie qui refuse à la parole écrite sa fonction de véhicule de la création et de la compréhension. La parole doit demeurer dans l’homme et établir avec lui un monologue. »
Ce n’est pas non plus un hasard s’il écrit un traité sur l’art poétique qui n’est rien d’autre qu’une libre paraphrase du vieux traité chinois du Maître Sun (traduit en 1946 par Jaroslav Prusek, Rudolf Beck et Frantisek Vrbka et publié par les éditions Nase Vojsko), à laquelle sont liés cinq destins singuliers : le personnel, l’intérieur, celui d’autrui, le destin perdu et le destin créé.

« …si le poème grandit sous le signe de ces cinq destins à la fois
personne ne dépistera le mystère de son mythe

Cette manière se nomme
le divin concours de circonstances
et il constitue le trésor le plus précieux du poète

Créer à partir du destin personnel
signifie vivre le destin de chacun dans son pays

Créer à partir du destin intérieur
signifie s’arracher soi-même au destin d’autrui

Créer à partir du destin perdu
signifie s’approprier parfaitement le destin de quiconque
et être en droit d’en tirer parti

Créer à partir du destin perdu
signifie savoir créer un destin forgé de toutes pièces
le voir mythique
et posséder la plus grande des autobiographies

Créer à partir du destin en général
signifie donner toujours raison à la liberté et à la conscience… »
Il faut sans doute considérer ce dernier comme fondamental parce que le :
 « Poète éclairé et artiste de valeur
est en vérité celui
qui sait le mieux déchiffrer
les signes les plus obscurs des destinées
[…]
c’est pourquoi sa place est là
où la vie est la plus cruelle
et aussi avec ceux
dont la vie est la plus cruelle… »

Kolár prend effectivement conscience de la question de l’assemblage, de l’accumulation. Cette interrogation lui vient du lieu même de la cruauté et lui réserve un droit de mémoire. C’est une visite au musée du camp de concentration de Auschwitz, où il est ébranlé par les entassements tragiques des pauvres déchets humains, l’ensemble étant marqué « par un destin terrible, par quelque chose qui dépasse l’art et que l’art, peut-être, jamais ne pourra saisir ».

C’est toute l’histoire du collage qui est mise en jeu par Kolar. Le collage trouve ainsi son origine dans l’expérience cubiste, avec les peintres Bohumil Kubista (1884-1918), Antonin Prochazka (1882-1945), et Emil Filla (1882-1953), auquel s’ajoutent les visions surréalistes  de Jindrich Styrsky (1899-1942), de Frantisek Muzika (1900-), de Toyen (1902-) aussi bien que Frantisek Janousek (1890-1943), Alois Wachsmann (1898-1942) ou Mikulas Medek (1926-), seul à dépasser les conditions du Surréalisme. Trois artistes semblent enfin intéressants dans les jeux d’assemblage, Jaroslav Vozniak et Alex Vesely. Le premier s’engage dans l’intrusion d’objets réels dans la peinture. Le second réfléchit, à la suite des Inquisiteurs (1964) de Medek, à ce qu’il nomme, le titre est évocateur, la Chaise -Usurpateur(1964), idée obsédante de la chaise, comme celle de Ionesco dont le symbole est celui de l’absurdité de l’existence humaine et qui révèle une autre idée, celle de la victime torturée après celle d’objet inanimé ou de trône diabolique que Vesely appellent justement des “objets stigmatiques”, hérissés de pointes et remplies de cicatrices et de fentes saillantes.

Nous trouvons finalement deux démarches singulières, Kupka et Kolar, la première conduit à repenser la création abstraite et le rapport des consonances plastiques et musicales, la seconde met en jeu l’idée concrète du poème et l’idée du collage, dont la beauté compulsive ne peut laisser insensible.
On aurait pu également parler de Joseph Sima qui fonde le mouvement le Grand Jeu, dont les traits essentiels du programme ressemblent dans une large mesure à tous les manifestes d’avant-garde formulées après la Première Guerre Mondiale. Leurs langages possèdent la même violence, dont Kupka se méfiait grandement :
« Nous sommes résolus à tout, prêt à tout engager de nous-mêmes pour, selon les occasions, saccager, détériorer, déprécier ou faire sauter tout édifice social, fracasser toute gangue morale, pour ruiner toute confiance en soi, et pour abattre ce colosse à tête de crétin qui représente la science occidentale accumulée par trente siècles d’expériences dans le vide : sans doute parce que cette pensée discursive et antimythique voue ses fruits à la pourriture… »
Nous trouvons ainsi les mêmes résonances apocalyptiques dans les théories dadaïstes ou surréalistes. Mais le but du Grand Jeu n’est pas comme le veut Dada une “destruction sans espoir”, au contraire il cherche la métamorphose de l’homme et la compréhension la plus profonde de son essence, tel que l’affirme Joseph Sima lui-même :
Il faut se rendre compte « de l’unique possibilité qu’est l’inspiration poétique, poétique dans le sens initial du terme, c’est-à-dire créatrice, une forme de voyance conçue non au sens occultiste, mais comme une forme de connaissance… »

III — De la démonstration de rues aux jeux de foin

On peut alors reconnaître dans ces trois figures des antécédents majeurs, assurément dans l’ordre du collage, mais aussi dans celui du happening (c’est-à-dire ces sortes de célébrations collectives dites “happsoc” de Alex Mlynarcik et de Stano Filko. Ces événements eurent lieu par deux fois et durant toute une semaine en 1965, au moment du 1er mai et de Noël. C’est donc la réalité tchécoslovaque qui devient le thème de ses “happsocs”. Prenons aussi trois exemples.

— Eugen Brikcius
Brikcius a fait des études de sociologie et de philosophie. Il organise des actions seul, aidée d’une équipe toujours renouvelée d’artistes et d’étudiants. Brikcius est arrivé au happening à partir de lecture poétique, de théâtre absurde et d’écrits philosophiques.
« Dans ma vie, je n’ai jamais pris part à un happening, j’ai dû en organiser un moi-même. »
Vers la fin de 1966, Brikcius commence à préparer parmi des passants pris au hasard des incidents de rues (événements de rue). Plus tard, il essaie d’organiser des happenings-théâtre dans des résidences universitaires. En mai 1967, il réalise dans l’île de la Kampa un happening intitulé Nature morte 1 au cours duquel il demande à ce que soit porté des verres de bière hors d’une brasserie : la beuverie se transforme alors en spectacle artistique, jusqu’au moment la police intervient. Plus tard, il organise Action de grâce le 21 juin 1967, le jour du solstice d’été. Ce jour-là, une centaine de jeune gens se réunissent au terminus d’un tram avec chacun une miche de pain sous le bras. De là, ils se rendent dans un beau jardin en terrasses baroques situé au cœur de Prague. Quand ils sont arrivés sur place, une belle jeune fille que Brikcius a désigné s’est assis sur une arche baroque et les participants à ce jeu-happening, ont déposé à ses pieds leur offrande, précisément la miche de pain. Certains pains ont été couverts de dessins, d’autres de signes, d’autres encore ont été entamés par ceux qui ont eu faim. Cette action n’a pu être menée elle aussi à terme, bientôt la police fait irruption dans le jardin et 70 participants sont arrêtés et soumis à des interrogatoires durant toute la nuit. Ils ne sont relâchés qu’après avoir payé une amende. Le pain et la documentation photographique ont été confisqués par la police comme pièce à conviction.
Brikcius est traduit en justice. Le procureur déclare que le jeu de société dit “happening” a gravement troublé l’ordre public et choqué « les sentiments les plus profonds des travailleurs ». Les artistes spécialistes du happening présents lors du procès ont essayé d’expliquer ce qu’était ce jeu. Ils ont refoulés de la salle. Brikcius a été condamné à trois mois de prison avec sursis, pour perturbation à l’ordre public. Mais le procureur a trouvé le verdict trop modéré et a fait appel pour que la peine soit plus sévère. En automne 1967, la cour d’appel s’est réunie et le tribunal a reconnu que le happening est une forme nouvelle d’activité artistique et Brikcius a été acquitté. Le happening, officiellement reconnu, est devenu un symbole pour les journaux qui ont fait l’éloge des actions de Brikcius. Après janvier 1968, se sont ouverts de nouvelles perspectives, malheureusement contraintes à l’arrêt au mois d’août. Le happening a alors perdu tout sens.

— Mílan Knízák
L’activité de Mílan Knízák, comme celle d’Eugen Brikcius, se situe sur le terrain de la critique sociale et inaugure les jeux d’action.
L’histoire de la performance tchèque commence en 1963, lorsque un jeune groupe de Prague fonde le groupe de l’Art actuel (Aktual) dans un café de la Malá Strada, et à leur tête, Mílan Knízák. Celui-ci évoque les conditions originelles de ce mouvement :
« L’exiguïté de mon logement m’avait contraint à peindre mes tableaux et à monter mes objets devant la maison où j’habitais, rue du Nouveau Monde. Cette rue se transforma ainsi en une galerie où les passants pouvaient suivre la genèse et l’anéantissement de mes œuvres. C’est que les œuvres de grand format devaient toujours être démontées avant le soir. Avec le temps, j’ai renoncé à toute fixation définitive et je me contentais d’agencer divers objets. Ce furent des démonstrations d’objets : ferraille, vieilleries portant la marque du temps, etc. Puis apparurent des objets neufs, brillants, luisants, étincelants. »
Knízák prend immédiatement la rue comme terrain de jeu. L’artiste tchèque place aussi le processus au cœur de la pratique artistique, sans connaître les travaux et les intentions de quelques artistes occidentaux, comme Allan Kaprow ou John Cage. C’est le musicien Petr Kotik qui a été le plus influencé par le compositeur américain. Il a propagé sa musique en Tchécoslovaquie et a fondé un groupe de musique expérimentale, le Quax.
Mílan Knízák est à l’origine peintre de larges figures travaillées dans un espace gestuel. Dans une photographie de 1958, l’artiste se trouve devant le tableau intitulé Prédicateur d’un temps x. Une inscription sur le cliché rappelle ses espoirs : « Mes premiers rêves à propos d’une nouvelle société. J’avais 18 ans. »  Knízák le révolté est alors renvoyé de l’université en 1959, parce qu’il crée, lors du 1er mai, une “action commémorative assez sauvage”. Un an plus tard, il est enrôlé de force dans les armées. 24 mois de prison suivent pour refus d’obéissance. Puis il commence des assemblages. Cela ne suffit pas.
Faute de place, le domaine de création s’élargit à la rue. Jusqu’à ce point, les Actuels se rapprochent des usages des artistes américains, Dine, Oldenburg, Whitman et autres. Entre 1963 et 1964, Knízák prend part à des actions avec le musicien Vítek Mach (avec Jan Mach, Sonja Svecová, Jan Trtílek, Zdenka Zizkova et Robert Wittmann) :
« C’est en octobre 1964 qu’eut lieu, dans la rue du Nouveau Monde, la première manifestation de l’Art actuel. Portraits géants (3 mètres de haut) de personnages connus de l’écran et de la chanson, statues effrayantes gisant dans la rue, objets, environnements de vieux meubles, démonstrations acoustico-visuelles de V. Mach — tout cela fit partie de la manifestation. À cette occasion fut également publié le premier numéro polycopié de la revue “Arts actuels 1964”. C’était à la fois le début et la fin d’une ère. Nous abandonnions toutes les formes d’expression statiques. Pas de tableau ni d’objet ou de statue, aucune composition définitive pour orchestre, pas de littérature. Seule l’action comptait. Et c’est dans cet océan infini et toujours changeant que nous commencions à puiser nos moyens d’expression. Vint ensuite une nouvelle série de démonstrations à plusieurs sens à la fois. »
En se concentrant sur l’action, plutôt que sur les expériences de l’environnement, le groupe de Knízák abandonne la réalisation matérielle, pour se consacrer à des démonstrations immatérielles, en renversant une première fois le tableau mural, l’œuvre musicale traditionnelle et pratique les conditions environnementales et polyexpressives du happening, comme c’est le cas dans une Performance de rue (Prague, 1964). L’artiste, couché sur le dos, joue du violoncelle devant les passants médusés, ou dormant dans la rue, sur une planche de bois, un violon cassé à ses côtés. Il crée aussi des environnements avec bidet, dans lequel est placé un violon (Petits environnements dans la rue, Prague, 1962-1964). Robert Wittmann a nommé ces actions « l’incarnation vivante des problèmes de la société ».
exemple
En même temps que son travail de performance, Knízák envisage une création à partir de livres (Mise à mort de livres : il tire sur des ouvrages, d’autres sont bloqués définitivement dans du béton et il commence à manipuler des disques microsillons :
« Vers 1963, je me suis acheté un électrophone, mais je n’avais que quelques disques que je me suis mis à passer sans arrêt ; puis c’est devenu ennuyeux d’en avoir si peu… Et toujours la même musique ; alors j’ai cherché à la rendre plus intéressante : j’ai commencé à passer les disques au ralenti, en accéléré… Bientôt ça ne m’a plus suffi, je me suis mis à les casser et à les rayer. Ce fut le début de mon projet “broken music”. »
exemple
Son rapport avec la musique est donc intime et il faut dire que Knízák est un excellent chanteur de rock, tel en témoigne son Cd Obrád Horící Myslí (1991, Condor IM 001 2311), avec des chansons de la fin années soixante. Une telle pratique, qui débute par une mise en jeu visuelle et acoustique peut être comparée à Fluxus. Car, contrairement au happening qui peut être considéré comme une forme d’art allégorique, montrant que l’art peut basculer dans la vie, l’Aktual et Fluxus refusent tout jeu symbolique et débarrassent les actions des effets théâtraux supposés dans le happening. Knízák a écrit en 1978 :

« DES ACTIONS QUI NE PEUVENT ARRIVER. DES ACTIONS QUI NE PEUVENT MÊME PAS ÊTRE PENSÉES. DES ACTIONS QUI NE SONT PAS DES ACTIONS. »

En effet, dès cette époque, grâce à une revue intitulée Samizdat, Mílan Knízák réussit à rester en constant rapport avec le mouvement Fluxus, avec les artistes dit “provos” (dont Gustav Metzger, auteur d’un traité sur l’art de la destruction), avec le DIAS (Destruction in Art Symposium à Londres) et également avec l’artiste allemand Wolf Vostell, qui érige avec son concept de décollage l’effacement comme principe créateur.
Plus proche de Fluxus par la visée politique, Knízák rejoint Maciunas en 1968, pour créer des actions non-artistiques, des jeux sur la vie quotidienne et, dans l’ultime phase, considérer ce jeu comme une activité nécessaire. Il faut donc, pour lui, « Cesser de parler d’art » et parler constamment d’une forme de jeu, telles sont finalement les orientations de l’artiste tchèque. Il refuse alors à définir ses œuvres dans le cadre de l’art et considère comme Fluxus que l’art c’est la vie et souhaite dissoudre sa pratique créatrice dans ce qu’il nomme “le courant de la vie quotidienne” :
« Je voulais que les gens vivent chaque millimètre de leur vie quotidienne…  J’ai été très influencé par l’idéal communiste. Nous l’avons vécu de l’intérieur. Même si j’ai été très influencé par l’idée que la vie est importante, que nous avions fait une vie très riche, que nous avions vécu réellement et profondément. Nous avions cru à la justice. J’ai toujours pensé aux révolutions, aux changements dans la vie. »
Plus loin il a souligné les effets de la censure :
« Je trouve que l’espace de mon esprit (parce que j’ai étudié les mathématiques) est un espace réel, identique aux autres espaces, et même peut-être un peu plus libre. C’était seulement le seul espace que je devais utiliser sous les communistes dans les années soixante-dix. »
Vladimir Burda a pourtant souligné en 1968 que « Les actuels précisent leur orientation non-artistique par leurs contacts et leurs polémiques avec les conceptions et les pratiques des groupes d’avant-gardes apparentés, orientés dans le sens artistique de Fluxus ou non Provo. En 1964, ils organisent une série de promenades ou de jeux collectifs, où les participants “actualisent” leurs vêtements. Il ne s’agissait, en aucun cas, d’actions provocatrices ou choquantes. Bien au contraire, ces manifestations leur donnaient “l’occasion de la chose à laquelle ils s’attendaient le moins : pouvoir jouer. Ils saisissaient cette occasion avec une ardeur spontanée, preuve qu’ils se libéraient de quelque chose et que renaissait en eux une chose à laquelle ils attachaient un grand prix. C’est en ces termes que s’exprime le critique d’art Jindrich Chalupecky, qui assista à beaucoup de happenings de Knízák. » Ainsi le groupe Aktual développe des démonstrations de rue, dont les détails sont peu connus en Europe occidental et fonde l’Aktual Club, dont le but est la création d’un lieu où peuvent se réunir tous ceux qui sont intéressés par les idées de l’Aktual. Un festival d’art et d’action  a été organisé à Prague, lors duquel deux hommes ont été arrêtés par la police. Knízák a eu à cette occasion le crâne rasé.  L’artiste niçois, Serge III Oldenburg, a été condamné à trois ans de prison, pour avoir offert son passeport à un soldat tchèque, qui a souhaité déserté. Le groupe Aktual a lui aussi été condamné à dix mois avec sursis. La répression sous ce régime stalinien a donc été très forte. Les artistes n’ont pas pu publier leurs essais, ont été traînés en justice ou maltraités physiquement.

— Zorka Ságlová
Zorka Ságlová a fait sa première et dernière installation-événement publique à la galerie Václav Spála, à Prague, en août 1969. Cette exposition, qui fut pour beaucoup d’artistes de l’époque un symbole qui coûta chère à Ságlová, puisqu’elle fut privée de reconnaissance publique durant 19 ans.
La première exposition de Zorka Ságlová a fait partie d’un programme plus large et s’est intitulée « Quelque chose-quelque part ». L’artiste a exposé des balles de foin dans une salle, dans une autre elle a demandé que le spectateur puisse jouer avec le fourrage. Dans le même temps, de la musique rock a été diffusée. Selon Ságlová, les visiteurs peuvent interagir à leur gré avec le matériau naturel, créant ainsi « de nouvelles compositions de foins et de fourrage chaque jour, alors que s’installaient quelques sauterelles sur les murs ». 
exemple
Jiri Padrta a décrit l’événement :
    « Le titre lui-même — “Quelque chose-quelque part” est une exposition qui montre que quelque chose est possible n’importe quand et dans n’importe lieu. Ce n’était pas donné, ni sélectionné, préparé et fermé d’avance. […] La réalité n’est ni reproduite dans ce concept, elle n’évoque rien d’artistique, mais elle est simplement vue, exposée, traitée en dehors de son environnement original, pris dans le nouveau contexte, dans une nouvelle transposition, dans une nouvelle structure de vision, de sensation, d’écoute et de manipulation de ce qui peut changer les faits stables de l’existence via l’action physique. »
Zorka Ságlová radicalise ainsi l’action et rend compte d’un processus critique qui concerne non seulement la société dans laquelle elle vit, mais encore les manifestations multiples de l’art contemporain.

© Olivier Lussac
« Les Arts plastiques tchèques au XXe siècle », conférence Deuxièmes journées tchèques de Limoges, Bibliothèque BFM de Limoges, 4 décembre 2002.

Publié dans Textes-Arts

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