La Convergence des arts 3

Publié le par Olivier Lussac IDEAT

Toutefois, Helga de la Motte, dans un article justement intitulé La Peinture est comme la musique21 utilise le terme musicalisme inventé par le peintre français Henri Valensi, pour exprimer précisément cette idée que la musique peut servir de référent aux arts plastiques. Ce terme – musicalisme – renvoie non pas directement au mot « musique », mais à « musical », désignant ainsi le caractère qualitatif des lignes et des couleurs22. La comparaison entre musique et peinture est établie sur des éléments spirituels et formels, sans que les matériaux et les outils en soient affectés. L’utopie d’une possible synesthésie ne concerne donc pas les moyens artistiques.
C’est en 1932 qu’Henri Valensi, Gustave Bourgogne, Charles Blanc-Gatti et Vito Stracquadaini fondent le groupe des artistes musicalistes et publient le Manifeste des artistes musicalistes. Le groupe souhaite non pas traduire plastiquement la musique, mais de révéler des échos psychiques – comme cette fameuse immatérialité de Picabia ou bien cette célèbre « nécessité intérieure » de Vassily Kandinsky que nous évoquerons plus tard – dans le domaine pictural, mais dont les sources sont aussi musicales. Henri Valensi propose une théorie artistique qui place la musique au centre de tous les arts. La peinture se rapproche de la musique en exprimant le dynamisme et le rythme dans le temps et dans l’espace (la relation avec Leopold Survage ou Vassily Kandinsky est de ce fait évidente). Elle peut aussi affirmer une forme d’harmonie qui s’appuie sur les lois du nombre. 
Ce type de musicalisme renvoie aux correspondances sensorielles qu’abordent Jean-Yves Bosseur dans son ouvrage Musique et arts plastiques (chapitre I, p. 9-49), et Helga de la Motte (art. cit.), lorsque cette dernière évoque l’idée de la musique comme n’étant pas seulement et nécessairement liée à la sonorité. Le terme « musique » ne possède donc pas de référence concrète, du moins par l’intermédiaire de ces créations picturales. Ainsi, elle peut invoquer des formes abstraites et spirituelles de l’art (y compris, souligne-t-elle, dans la peinture), tout comme le compositeur Olivier Messiaen associait certaines tonalités à certaines couleurs et avait lui aussi évoqué le groupe musicaliste, pour qualifier sa perception sonore ou musicale des peintures abstraites, telles celles de l’Orphisme et Robert Delaunay23 en particulier.
Cette première forme de musicalisme remonterait objectivement au XIXeme siècle et suivrait l’évolution des langages artistiques24, tant sur le plan de la musique que sur celui des arts plastiques. Elle coïncide avec « une correspondance des arts », dont l’Abbé Jean-Baptiste Du Bos avait élaboré l’idée dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1734) où, pour lui, si la peinture décrit, la poésie suggère. Il contribue par cet ouvrage à la formation d’une théorie générale de la « correspondance des arts ». Grâce à l’Abbé Du Bos, on peut reconnaître, par l’entremise de la théorie de l’ut pictura poesis, une relation toute aussi conséquente entre musique et peinture25. Le peintre romantique allemand Philip Otto Runge, qui fut habité durant sa vie par l’idée de fusion des arts sous la suprématie de la musique, invitait à l’hypothèse suivante : « Si les trois formes fondamentales ou catégories de l’art sont la musique, la peinture et la sculpture, alors le rythme est l’élément musical dans la musique, la modulation l’élément pictural… et la mélodie, l’élément plastique »26.
Rythme, modulation et mélodie sont bien évidemment des termes musicaux, dont l’emploi peut effectivement résonner dans les autres arts. C’est dans cet esprit romantique que se dégagent les notions d’« œuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) et de « correspondance des arts ». Cette idée de fusion des arts va à l’encontre de celle de Goethe qui écrivait en introduction à sa revue Propyläen :
« Une des caractéristiques les plus remarquables du déclin de l’art est le mélange des différents types d’art. Les arts eux-mêmes et leurs différentes formes sont parents les uns avec les autres, ils ont une certaine tendance à se réunir et même à se perdre les uns dans les autres ; mais c’est justement le devoir, le mérite, la dignité du véritable artiste que de délimiter le domaine artistique dans lequel il œuvre par rapport aux autres, de faire s’établir chaque art et chaque forme d’art pour soi et avec la plus grande indépendance. »
Par « correspondance des arts », on peut donc comprendre la loi des correspondances, examinée ici comme l’idée d’une « esthétique comparée »27. La finalité de cette esthétique comparée consiste à mettre en jeu les matériaux des différents arts, ainsi que leurs qualités (leur qualia), dans un domaine formel commun. Par « correspondance », il faut encore supposer plusieurs sens esthétiques. Les principales définitions, que nous allons évoquer, sont tirées du Vocabulaire d’esthétique d’Étienne Sauriau :
➙ Le premier est un sens très concret, celui de Littré, qui fait de la « correspondance » un échange de lettres et les lettres elles-mêmes ;
 ➙ Le second sens, d’une part assez imprécis, désigne le « système d’inter-relation » qu’on peut observer entre toutes les parties d’un tout », ou, d’autre part, plus précisément, « désigne la relation particulière que peut avoir une partie d’un tout avec une partie homologue d’un autre tout. Cette relation peut être de ressemblance […] »28. On peut deviner que le phénomène vibratoire (coloré ou sonore) est supposé être une condition universelle de la perception de l’univers sensible. Comme exemple de cette définition, Étienne Sauriau cite, pour tenter d’expliquer cette correspondance, Prométhée ou le Poème du Feu d’Alexandre Scriabine. L’expérimentation sonore et visuelle de Scriabine fait appel aux théories du mathématicien jésuite Louis-Bertrand Castel (1688-1757) qui, en 1740, publie un ouvrage intitulé Traité sur l’optique des couleurs, où il tente de trouver une base scientifique à la correspondance entre le sonore et le visuel, en établissant un tableau comparatif du spectre chromatique et de l’échelle tempérée, fondé sur les trois couleurs fondamentales rouge-bleu-jaune et sur les trois notes de l’accord parfait. Ainsi, en élaborant cette recherche, il indique une symbolique universelle des nombres :
→ Au nombre 3 correspondait les notes de l’accord parfait ou la superposition de deux tierces, par exemple do-mi-sol/rouge-bleu-jaune ;
→ À 7, Castel associait les degrés de la gamme tempérée (do-ré-mi-fa-sol-la-si) aux couleurs du spectre ;
→ Enfin, à 12, il jouait sur le rapport dodécaphonique et dodéchromatique (couleurs primaires et secondaires).
Le père Castel pressent aussi l’usage d’un « clavier oculaire » ou clavier de couleurs, comme l’une des toutes premières tentatives de synesthésie. C’est en 1725 qu’il conçoit cet appareil (Clavecin pour les yeux avec l’art de peindre les sons et toutes sortes de pièces de musique). L’année suivante, il publie dans le Mercure de France deux textes, concernant ce nouvel instrument : « Démonstration géométrique du clavecin pour les yeux et pour tous les sens », ainsi que « Difficultés sur le clavecin oculaire avec leur réponse ». En 1735, il ajoute une analyse dans Nouvelles Expériences d’optiques et d’acoustiques. Ses recherches furent suivies par celles de Lefébure, par celles de Guétry (avec le mémoire intitulé Analogie des couleurs avec les sons) ou par celles d’Alexandre Durand (avec ses Lois des assortiments de couleur dans leur rapport avec les harmonies de son, 1865)29.
Alexandre Scriabine est, à la suite de Louis-Bertrand Castel, le musicien qui développe au mieux l’intuition d’une correspondance son-couleur, par l’analogie des spectres respectifs sonores et lumineux.
➙ Enfin, le dernier sens renvoie à l’idée que le monde des arts est divisé en un certain nombre d’entités, musique, peinture, sculpture… Il semble que ces entités, bien que fortement autonomes, peuvent correspondre l’une à l’autre dans une comparaison essentiellement structurale, et non dans une comparaison directe des données des différents sens (comme faire correspondre arbitrairement une gamme colorée à la gamme musicale). Seule une comparaison structurale est donc intéressante à l’analyse d’une esthétique comparée dans la convergence entre les arts. Ces idées ont été présentées par Étienne Sauriau dans La Correspondance des arts, ouvrage où trois idées dominent :
• Une analyse esthétique comparée s’appuie sur des transpositions verbales correspondant à des faits artistiques vérifiés ;
• L’analyse comparative de deux arts se fait sur des structures semblables dans deux arts différents, et essentiellement sur ces structures ;
• La véritable correspondance des arts est donc dialectique. Ce sont les démarches de la pensée instauratrice qui sont semblables dans les deux arts différents, et non les résultats de ces démarches.
21. Helga de la Motte, « La Peinture est comme la musique », actes du colloque Musique et arts plastiques, Rencontres Musicales Pluridisciplinaires 1998, Musiques en scène 1998, Musée d’Art Contemporain de Lyon, Grame, édités par Hugues Genevois et Yan Orlarey, 1998,  p. 29

22. Cf. Jean-Yves Bosseur, Musique et arts plastiques, Paris, Minerve, coll. Musique ouverte, 1998, p. 44-47.

23. O. Messiaen, Entretien avec Claude Samuel, Paris, Belfond, 1967.

24. Cf. Gérard Denizeau, Musique et arts plastiques, op. cit.

25. Cf. Les livres de G. Denizeau, op. cit., ibid. et de Jean-Yves Bosseur, Musique et Beaux-Arts, op. cit.
26.  K. Pohlheim, « Zur romantischen Einheit der Künste », dans Bildende Kunst und Litteratur, Francfort, 1970, repris dans l’article de René Block, « À la recherche de la musique jaune », catalogue Écouter par les yeux. Objets environnements sonores, ARC-Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1980, p. 9.
27. Cf. Étienne Sauriau, La Correspondance des arts, Paris, Flammarion, 1947, rééd. 1969.
28. É. Sauriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, Pressses Universitaire de France, coll. Quadrige, 1999, p. 500-503.
29. Lire les deux ouvrages suivants : Jean-Yves Bosseur, Musique et Beaux-Arts, op. cit., ibid., p. 91-98 et François Sabatier, Miroirs de la musique, la musique et ses correspondances avec la littérature et les beaux-arts, Paris, Fayard, 1995, 2 vol.

Publié dans Textes-Arts

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