Les recherches érotiques du cinéma structurel et la réduction radicale de Fluxus

Publié le par Olivier Lussac

Les recherches érotiques du cinéma structurel et la réduction radicale de Fluxus
The erotic quests of structural film and the radical decrease of Fluxus



Résumé :
Au cours des années soixante, deux tendances du cinéma érotique se développaient. Chacune utilisait le corps comme matériau. D’un côté, le corps était représentation et figuration expressive, de l’autre, il était fragmentation et dématérialisation de l’objet de l’art. En effet, la première tendance était issue des champs minimaliste et « underground ». La seconde était essentiellement destructrice et provenait de Fluxus et de sa tendance au Concept Art. Finalement, si le film expérimental dans son ensemble faisait appel à une avidité sémantique, le film structurel développait davantage la contruction « interne », tandis que Fluxus détruisait au contraire le processus filmique.

Résumé anglais :
Two tendencies of the erotic cinema were improved during the sixties. Both of them used the body like material. On the one hand, the body was representation and expressive figuration, on the other hand, he was fragmentation and ‘dematerialization’ of the art object. Indeed, the first was issued from the minimalist and ‘underground’ spheres. The second was strictly ‘deconstructivist’ and proceeded from Fluxus and ‘Concept Art’. At last, if the experimental film took place with a ‘semantics avidity’, the ‘structural’ film amplified  more the ‘inward’ construction, while Fluxus disturbed on the contrary the filmic process.
 
Les recherches érotiques du cinéma structurel et la réduction radicale de Fluxus

— Introduction aux fluxfestivals

                                « L’orgasme muet du sourire. »
                                Jean Baudrillard, Fragments.

    La collaboration est riche entre Jonas Mekas, fondateur de la revue Film Culture et de la Filmmakers’ Cinematheque de New York, et George Maciunas, fondateur de Fluxus. Durant l’été 1967, Mekas, à l’initiative de Maciunas, souhaite aménager le rez-de-chaussée et le sous-sol du 80 Wooster Street, immeuble acheté par Maciunas, pour installer une coopérative Fluxus, une M.G.M. selon Mekas. En effet, Maciunas s’était lancé dans des opérations financières et immobilières pour réhabiliter le quartier de Soho. Il en sortira ruiné par les spéculateurs. Cependant, les deux hommes n’obtiendront pas l’autorisation du Department of Buildings. Après les six premiers mois, ils renoncèrent au projet.
    Cette interdiction n’empêcha pas les deux artistes de lancer une anthologie Fluxus, en 1965, comprenant des boucles filmiques en 8 mm, des films « sales et nus ». À partir de 1966, Maciunas et Mekas firent circuler une Fluxus Anthology ou Fluxfilm Program, regroupant divers réalisateurs. Cette version de l’été 1966 figurait au catalogue n° 4 de la Film-Makers’ Cooperative. Elle comprenait vingt-quatre films d’une durée globale de quatre vingt treize minutes, allant de quelques secondes, pour ce qui concerne les films de Paul Sharits, jusqu’à onze minutes, pour Disappearing Music for Face de Chieko (Mieko) Shiomi.
    Une autre version de Maciunas (automne 1966) ne comprenait plus que neuf films d’une durée totale de trente six minutes. À Paris, Sitney présenta le 1er décembre 1967 une douzaine de films d’une durée de quarante minutes. Une autre version fut déposée en 1970 à la Film-Makers’ Cooperative (catalogues nos 5 et 6), pour un ensemble de quarante minutes. Enfin, dans les années soixante-dix, une nouvelle version de dix huit films fut présentée à Beaubourg, comprenant les œuvres de John Cavanaugh, James Riddle, Pieter Vanderbeck, Wolf Vostell, George Landow, Peter Kennedy, George Brecht, Dick Higgins. Certains artistes allaient participer à toutes les Anthologies : Yôko Ono, Chieko (Mieko) Shiomi, Paul Sharits et George Maciunas.
 
— De la quête érotique à la réduction « fonctionnelle » : quelques exemples

    Dans Disappearing Music for Face (1965-66), Shiomi fit un très gros plan de la bouche entrouverte de Yôko Ono, qui se referme peu à peu, allant ainsi du sourire au non-sourire. La partition indiquait simplement  que « Les performeurs commencent la composition avec un sourire et, pendant toute sa durée, passent très graduellement au non-sourire. » C’était donc Yôko Ono qui apparaissait dans la version tournée par Peter Moore. Ce très gros plan de la bouche renvoyait clairement au portrait fragmenté du mannequin français Kiki, vu par Fernand Léger dans le Ballet mécanique (1924). Ce sourire fut non seulement filmé en huit secondes de temps réel, mais fut ensuite allongé pour passer à un peu plus de onze minutes lors de la projection. Un tel gros plan rendait indistinct tout sourire, mais permettait d’intensifier une expérience qui ne dure habituellement que quelques secondes. Il est évident que la transformation du sourire en non-sourire était peu perceptible. Peter Moore aurait pu également jouer continuellement sur la longueur et sur le temps en plaçant le film en boucle : graduellement du sourire au non-sourire et du non-sourire au sourire, infiniment dans une décomposition photogrammatique.
    Une autre œuvre fondamentale de Fluxus fut Number 4 (Bottoms) de Yôko Ono. Réunissant un certain nombre d’artistes appartenant au groupe (Geoffrey et Bici Hendricks, Benjamin Patterson et Yôko Ono elle-même, avec Carolee Schneemann, James Tenney, Pieter Vanderbeck et Anthony Cox), Ono filma leur derrière en très gros plan, « les douze paires de fesses du milieu artistique londonien », et l’œuvre ouvrait sur les questions des signaux physiologiques, de l’identité et de la différenciation sexuelle. Mais, cette fois encore, les « beaux derrières » qu’Ono proposait dans son film ne se distinguaient pas les uns des autres. C’était une forme générique, « les fesses artistiques du milieu londonien » qui étaient successivement placées devant la caméra. Ce furent aussi les jambes que Yôko Ono filma dans Up Your Legs Forever (1970).
    Ainsi, Disappearing Music for Face et N° 4 renvoient à une étrange uniformité, laquelle, jouant sur un procédé linéaire, ramènent à des considérations musicales (celles de La Monte Young, par exemple) et à une désintégration des motifs. En cela, Yôko Ono se rapproche davantage de l’event que du happening : « L’event, pour moi, n’est pas une assimilation de tous les autres arts, comme le happening semble le faire, mais une libération de perceptions sensorielles variées. » (1)
    En 1964, Andy Warhol, comme Yôko Ono, filma les fesses de Taylor Mead, pendant soixante-dix minutes ! Il s’agissait bien évidemment de réhabiliter le corps et la sexualité, ce qui marquait au même moment l’émergence d’une exploration corporelle dans les arts plastiques, jusqu’à la naissance d’un cinéma commercial qui en fit un excellent profit, en jouant sur la « réduction fonctionnelle ». C’était au corps que les artistes s’intéressaient : aux seins (Cosmic Ray de Bruce Conner), aux fesses (Cosmic Ray de Conner, Taylor Mead’s Ass de Warhol, N°4 d’Ono), au pénis (Fuses de Schneemann, Cosmic Ray de Conner, Relativity d’Emshwiller), au vagin (Kodak Ghost Poems d’Andrew Noren), etc. C’était non seulement une redécouverte, à travers des formes multiples, du corps sexué, mais aussi du corps dans ses états les plus physiologiques, selon une nouvelle approche plastique.
    Cette quête érotique se retrouve aussi dans le film de Carolee Schneemann, Fuses (1964-1967), dans lequel la pellicule est grattée, parfois peinte, montrant également des images sexuelles de coït, entrecoupées de gros plans d’un chat ou de feuillages. L’homme dans ce film devient un objet (de plaisir). On retrouve également la nudité dans le film de Stan Brakhage intitulé Loving (1956, 6 minutes, muet), dans lequel deux amants, Carolee Schneemann et James Tenney, sont filmés en train de faire l’amour dans le Vermont (2). L’utilisation de la caméra dans ce film est une symphonie de couleur : le brun du sol, le jaune du soleil, le vert des arbres à la couleur chair des amants filmés de près, de si près, encore une fois, que la confusion des corps est complète. La nudité, pour Schneemann, n’est que l’affirmation de la féminité, en regard du geste expressionniste qu’elle considère comme « masculin ». Il fallait donc qu’elle introduise son corps et sa féminité à l’intérieur même de l’œuvre et que son « intérieur » soit lui aussi l’objet de l’œuvre (ce sont les cas de Interior Scroll, déroulant un papier de son vagin et Dirty Pictures Dirty Pictures, macrophotographies des parties essentielles de son corps (3). « La nudité, précise-t-elle, avait été utilisée dans les premiers happenings comme objet (objet “actif” souvent). J’utilisais la nudité comme moi-même — l’artiste — et comme force primale, archaïque qui pouvait unifier les énergies que j’avais découvertes sous la forme d’informations visuelles. (4) »  Selon elle, elle fut la première à utiliser son corps, à l’exception peut-être de Yôko Ono.
    Toutes deux sont très proches dans leur critique envers un monde totalement masculin. Schneemann conçoit des happenings ; Ono, au contraire, crée des events. En effet, si Schneemann prépare à une exploration polymorphique du corps, laquelle est provoquée par différents cadrages et différentes informations visuelles, Ono au contraire focalise son attention sur une conception monomorphique (une seule information visuelle) : l’indistinction des fesses — n’importe quelle fesse —, et du sourire — n’importe quel sourire — est reliée à un seul et unique cadrage. D’un côté, il s’agit d’une exploration physiologique du corps, de l’autre, il s’agit de comprendre les mécanismes propres au cinéma et de réfléchir les données strictes du film : temps, espace cadré, lumière, émulsion de la pellicule, couleur, et les principales fonctions de la caméra deviennent le sujet de nombreuses manipulations. Schneemann se rapproche alors des conceptions de Warhol, tandis qu’Ono se réfère explicitement à Zen for Film de Nam June Paik : une bande amorce se déroulant continuement devant nos yeux avec, pour effet, de rendre compte d’une complète uniformité du mécanisme filmique. Les deux méthodes diffèrent au point où la première interroge les processus structurels du cinéma, alors que la seconde se joue d’ironie : elle n’est ni plus ni moins un jeu sur le medium. Car, pour Ono, « Assimiler l’art dans la vie est différent de l’art qui duplique la vie. »

— Du cinéma structurel ou polymorphique   

    Les films se déclinaient alors de deux manières : soit on comprimait le temps pour que l’action se fasse très vite (en quelques secondes), soit on dilatait le film, pour qu’une action prenne « tout son temps ». Jonas Mekas pensait dans le journal Village Voice en 1964 à une division en deux extrêmes : le lent et le rapide, opposant les films d’Andy Warhol à ceux de Stan Brakhage (5). Selon Dominique Noguez, cette attention caractériserait le « structural film », terme inventé par P. Adams Sitney (6). Peter Gidal parla plus tard de « structural materialist film » (7), tandis que Malcolm Le Grice parlait de « new formal film » ou de « film perceptuel » (8). Mais on peut, à défaut, appliquer les termes de cinéma « conceptuel » ou « minimal » à ce type de cinéma expérimental. Sitney, selon Dominique Noguez, fait également une différence entre le film « formel » et le film « structurel » : « Sitney, donc, en propose quatre ou même cinq, si l’on fait un sort à la distinction, qui ouvre son article, entre “film formel” et “film structurel”. Le premier, auquel il assimile tout le cinéma expérimental américain des années cinquante et soixante, se caractérise par ce qu’on pourrait appeler son avidité sémantique : il s’agit de “faire tenir ensemble des faisceaux de thèmes variés” ou de “tirer le plus grand parti d’un matériau limité” ; ses mots-clés sont “conjonction”, “métaphore” et “densité”. […] Dans le film “structurel”, au contraire, le contenu ne compte guère, sa “configuration” (shape) constitue à elle seule l’essentiel. Cela dit, quatre traits le caractérisent : l’immobilité de la caméra, l’effet de clignotement, l’utilisation des boucles (répétition exacte et consécutive d’un même plan ou d’une série de plans) et le refilmage. » (9)
     Cependant, il est rare de trouver les quatres conditions dans un même film. Les films d’Andy Warhol, Eat et Sleep, parce qu’ils utilisent des boucles, montrent, au moins au début, qu’ils sont plus « minimaux » que « pops », plus « répétitifs » que « néo-dadaïstes ». Andy Warhol dilate en effet la durée réelle du tournage, grâce à la répétition des plans (loop). Ainsi, Eat montrait Robert Indiana mangeant un champignon pendant quarante cinq minutes. Sleep mettait aussi à mal la « densité » et le lyrisme des films de Brakhage. Il filma pendant six heures trente un homme en train de dormir. En réalité, Warhol avait filmé des différentes parties du corps du poète John Giorno et avait répétées indéfiniment les différents cadrages. Les spectateurs furent irrités à la vue d’un tel film, car ce dernier jouait de l’ennui.
    L’effet de clignotement peut par exemple se trouver dans le film de Tony Conrad, The Flicker, dans lequel le spectateur apprend que le film peut entraîner des crises d’épilepsie, en regardant des alternances de photogrammes noirs et blancs. En fait, Tony Conrad fit des études de mathématiques et de physiologie du système nerveux et s’intéressa aux effets stroboscopiques, avec The Flicker ou avec The Eye of Count Flickerstein
    Ce principe de variation sérielle ou de répétition se retrouve encore dans le film de Hollis Frampton, Artificial Light (1969), que Sitney cite dans les films « structurels ». Vingt variations d’égale durée, en jouant sur le début et la fin, sur le haut et le bas et sur les images inversées, donnent un « effet de symétrie kaléidoscopique » (10). Ce type de film peut non seulement être rapproché des structures minimalistes de Donald Judd ou de Sol LeWitt, mais également de la musique répétitive d’un Terry Riley. Ce principe de « variation sérielle » est évidemment bien connu en musique, il s’agit de la forme récurrente (les éléments d’une série donnée peuvent être inversés). On peut ainsi jouer sur la permutation, pour composer des films « métriques » et « structurels ».
    Après 1960, le cinéma « structurel » doit impérativement être relié à la musique répétitive et aux Primary Structures des sculpteurs minimalistes. En même temps, les recherches cinématographiques de Peter Kubelka, Arnulf Rainer (1958-1960), semblent précéder celles, musicales, de Terry Riley, In C (1964), 1 + 1 de Phil Glass (1968) ou It’s gonna Rain de Steve Reich (1965), qui utilise dans cette œuvre un effet de décalage croissant entre deux bandes magnétiques semblables. De même, Terry Riley fut le premier à utiliser des bandes magnétiques en boucle en 1961, dans The Five Legged Stoole et dans Mescaline Mix, mais on doit reconnaître l’antériorité à Robert Breer (sans parler de Fernand Léger), qui le fit dans ses films à partir de 1954.
    Sitney cite en effet deux précurseurs à ces films minimaux, d’une part, Robert Breer qui anticipe deux des caractéristiques énoncées : les photogrammes-plans et les boucles, obtenant ainsi un cinéma de la vitesse, d’autre part, Peter Kubelka qui, avec le célèbre Arnulf Rainer, utilise des effets de clignotement (comme dans Color Sequence, 1943, de Dwinnel Grant et L’Anticoncept, 1952, de Gil Wolman). Ce film n’est pas le premier qui fasse succéder de très petits nombres de photogrammes. L’expérience était déjà faite dans les années vingt : montage rapide de certains passages du Ballet mécanique et d’Entr’acte, ou plus tard, dans des passages de le Film est déjà commencé ? de Maurice Lemaître. Il n’est pas non plus le premier film sans image, car, sur cette voie, on trouve Wochenende de Walter Ruttmann (1930) et Hurlements en faveur de Sade de Guy Debord (1952).
    Cependant, Dominique Noguez rappelle que Arnulf Rainer renvoie à l’« abstraction totale et élémentaire d’une alternance de photogrammes blancs et noirs. » (11)  « Les films d’Isou, de Lemaître, de Debord, de Dufrêne ou de Wolman, poursuit-il, anticipent à la fois sur les œuvres Fluxus, sur la vague new-yorkaise de cinéma élargi de 1965 et sur l’esprit “minimal” ou “conceptuel”. » (12) Le film de Kubelka, par exemple, dure 6 minutes 30 secondes (1958-1960) et semble être influencé par les travaux du physicien et épistémologue Ernst Mach, notamment par Analyse der Empfindungen (1886). Le film se compose essentiellement des quatre éléments les plus simples du cinéma : lumière et obscurité, silence et son. Le matériau cinématographique est donc composé d’une amorce transparente, d’une amorce noire, ainsi que d’une bande sonore magnétique vierge et d’une bande sonore composée en continu de bruit blanc. Dans les segments du film, Kubelka agence le noir et le blanc, avec ou sans son.

— Quelques commentaires sur le film monomorphique

    George Maciunas s’opposa aux conceptions de Sitney et fit en 1969 certains commentaires sur le « structural film ». Selon lui, Sitney avait admis trois erreurs, la première sur le plan de la terminologie, la seconde concernait les exemples, la troisième les sources :
    En effet, le terme de structural film est sémantiquement faux, depuis que la structure ne signifie pas ou sous-entend le naturel (ou le simple) ; la structure est selon lui un arrangement de parties, soit qui complexifie, soit qui simplifie l’intention, le modèle ou l’organisation. Maciunas énonce alors la différence entre des structures complexes et des structures simples. Dans le premier groupe, on peut citer la sonate, la fugue, la forme sérielle, l’A.D.N., dans le second, le crescendo  continu, la molécule d’hélium, le haiku, etc. L’erreur majeure provient du choix inexact du terme et de l’ignorance vis-à-vis des récentes investigations en philosophie de l’art, telles que le montrent les définitions du Concept Art de Henry Flynt (1963).
    Maciunas propose alors un Expanded Arts Diagram (Film Culture n° 43, 1966), où il propose une « structure monomorphique » pour les films fluxus — forme simple, exposant essentiellement un modèle structural, néo-haiku : « Ce monomorphisme, affirme-t-il, tend à se limiter au Concept Art, depuis que celui-ci met l’accent sur une image ou sur une idée de généralisation des “particuliers” plutôt que sur la particularité [spécificité] (arrangement dans des modèles ou des formes particulières) des généralités. Dans le Concept-Art, la réalisation de forme n’est donc pas pertinente, depuis que celle-ci est un art dans lequel le matériau est concepts (étroitement limités au langage), plutôt que forme particulière de film, de son, etc. » (13) Ce qui compte, pour Maciunas, ce n’est pas tant la réalisation de forme, mais la forme de réalisation, c’est-à-dire la construction ou la déconstruction des données simples du cinéma. Cette orientation rappelle évidemment les théories de Flynt, pour lequel « le concept art est un art où le langage est matériau » (14). Ce sont, selon lui, les concepts qui constituent le matériau (le son pour la musique, la pellicule pour le film, la toile pour la peinture), si bien que le Concept art renvoie au degré zéro de la création, puisque l’art du concept inclut le langage. Il est évident qu’une telle considération est proche de celle de John Cage, pour qui tout son est musique, jusqu’à devenir silence, blanc, ellipse, vacuité.
    Sitney distingue aussi différentes catégories de film. On trouve le « simple staccato », auquel il ne donne aucun exemple ; la progression, le son linéaire ou le développement en ligne droite ; la progression arithmétique ou algébrique, la transition, le zoom, le crescendo et le decrescendo, etc. ; l’effet de vague : flux et reflux ; enfin, le film « ready-made » ou « trouvé ». Mais, selon Maciunas, Sitney ignore les productions filmiques, en dehors de la Film-Makers’ Cooperative et du circuit de la Cinemathèque, ce qui, pour lui, est une source d’erreur dans les exemples.
    Pour la « progression en ligne droite », Sitney nomme Sleep et Eat de Warhol. Maciunas prend par exemple la défense de Zen for Film, où Nam June Paik utilisa un rouleau amorce (16 mm) transparent qu’il projeta sans autre fioriture. C’était le film, simplement ! Invocations of Canyons and Boulders for Stan Brakhage de Dick Higgins (Fluxfilm n° 2, 1963) est parodique. Le titre joue sur les mots en évoquant les lieux de naissance de deux cinéastes de la sphère « underground » : Boulders (Colorado) pour Brakhage et Canyon (Californie) pour Bruce Baillie, également créateur de Canyon Cinema, société de distribution cinématographique. Empruntant les termes extrêmement visuels de Brakhage et de Baillie, Dick Higgins se filme lui-même en gros plan de face, en train de mastiquer et de tirer la langue. Cette série de plans dure quelques secondes et le résultat est prévu pour être visionné en boucle. Ainsi, un soir, le film commença à 20 h 00 et la projection dura encore à 01 h 00 du matin. Pour la « progression arithmétique », Sitney renvoie à The Flicker de Tony Conrad, tandis que Maciunas propose au contraire Disappearing Music for Face de Chieko Shiomi. Sitney ne donne aucun exemple pour la quatrième catégorie. Maciunas évoque Number 4 de Yôko Ono. Enfin, pour la catégorie des films « ready-made », Sitney et Maciunas sont d’accord pour insérer Fleming Faloon de George Landow. Maciunas cite encore Zen for Film de Nam June Paik.
    Sitney signale deux précurseurs :  Arnulf Rainer de Peter Kubelka qui, pour Maciunas, est davantage « polymorphique » que « monomorphique », et Sleep de Warhol. Mais, Sitney ignore les exemples « monomorphiques » antérieurs, exemples tirés des autres champs artistiques, tels que musique ou poésie, c’est-à-dire les poèmes haiku, le chant zen, les Vexations d’Éric Satie, 4’33” de Cage, la Symphony Monoton de Klein, les Compositions 1960 # 6 et # 7 de La Monte Young, la Drip Music de Brecht, Print de Robert Morris, Beach Crawl de Walter de Maria, etc. Pourtant, ces exemples sont fondamentaux pour comprendre le changement radical du medium artistique dans les années soixante.

— L’ennui en conclusion

    Il s’agit donc d’une transformation du cinéma « underground ». « Le film improprement dit “structurel” apparaît, selon Dominique Noguez, comme la trace particulière dans le cinéma “underground” américain d’une mutation qui se préparait dans d’autres aires du cinéma expérimental international et qui est liée, d’ailleurs, à l’évolution d’autres arts. » (15) Il semble que les films Fluxus soient influencés par la notion de ready-made, élargie, de manière « zen », à la durée. Il s’agit alors de proposer au spectateur un objet ou un acte quelconque, par les effets de boucle, comme dans Zen for Film, ou par le ralenti, comme dans Disappearing Music for Face. Il s’agit encore de jouer avec l’idée de répétition et de variation sur un thème, de jouer avec la « déconstruction » du processus filmique (et plus largement artistique).
    Les deux tendances, film fluxus et film structurel, développent une même réduction et réflexivité, apportant chacune des méthodes similaires dans le jeu photogrammatique (boucle, effet de clignotement, immobilité de la caméra, etc.).
    Toutefois, elles divergent sur le traitement minimal et sur la finalité logique. Le film structurel se tourne vers l’« intérieur », vers la nécessité de construire un processus filmique. Cette pratique est à l’identique de celle des minimalistes, pour lesquels l’arrangement de différentes Primary Structures renvoie à une forme pure. Il s’agit de mobiliser les codes filmiques dans des combinaisons infinies. La logique structurelle est donc purement constructiviste.
    La seconde renvoie à une mutation radicale du medium cinématographique. Le film fluxus insiste sur une dématérialisation graduelle et ironique non seulement des différents éléments qui constituent le film, mais aussi sur le cinéma lui-même. Le film devient à la fois matériau et objet de représentation. La logique fluxus est donc celle du renoncement provocateur. La réduction formelle et la vision fragmentaire des parties de corps permettent des effets strictement filmiques, pour intégrer un territoire peu exploré par le cinéma, celui de la déconstruction.
    La différence entre les deux conceptions est claire : la logique érotique des films de Warhol, de Schneemann ou de Brakhage ne correspond nullement à celle proposée par Yôko Ono ou par les autres artistes fluxus. La logique établie par Fluxus se caractérise par une vacuité à la fois sémantique et structurelle, fondée sur des actions simples. Elle repose également sur la notion de « concrétisme », explorée par George Maciunas : est concret l’idée de la concrétion, de la matérialité du langage, c’est-à-dire, comme l’a fort bien souligné Roman Jakobson, à propos de la poésie, le côté palpable du signifiant. Pour Maciunas, il s’agit alors d’utiliser des éléments visuels, lesquels ne connotent rien qu’eux-mêmes. La réalité concrète s’oppose ainsi à l’abstraction artificielle ou illusionniste. Le concret n’indique rien d’autre que lui-même. La composition ne spécifie rien si sa spécificité contredit l’aléatoire, le fortuit. La composition peut seulement provenir de la structure, dans laquelle les événements aléatoires peuvent prendre place, complètement indépendamment de l’artiste et du créateur. Une œuvre est alors concrète au moment où son concept permet que la forme se développe librement par rapport au concept de « concret ».
     Et seul, l’ennui peut être considéré comme le point de liaison entre le film fluxus et le film structurel. En effet, John Cage remarquait dans Silence que « Dans le zen, ils disent : si quelque chose est ennuyeux après deux minutes, tente quatre minutes. Si c’est toujours ennuyeux, continue pour huit, seize, trente deux minutes, ainsi de suite. Éventuellement, on découvre que ce n’est pas ennuyeux du tout mais très intéressant. » (16) Marcel Duchamp avait pu dire à propos des happenings qu’ils « ont introduit en art un élément que personne n’y avait mis : c’est l’ennui. Faire une chose pour que les gens s’ennuient en la regardant, je n’y avais jamais pensé ! Et c’est dommage parce que c’est une très belle idée. » (Entretien avec Pierre Cabanne)
    Nam June Paik rappelle encore que, pour les orientaux, l’ennui n’a jamais eu le sens péjoratif d’« inutile » , c’est au contraire une vertu noble. Aussi l’artiste, quel qu’il soit, n’est-il pas cet ennuyeux, ce bon qu’à ça pour Samuel Beckett ou ce bon-à-rien-bon-à-tout pour Robert Filliou, car ce dernier sait parfaitement à quel point il est bon à rien, quand un passant vient lui dire : « Vous êtes un zéro, Monsieur ! ». Il peut alors revendiquer ce don et cette légèreté sociale : on peut montrer ses fesses et sourire, parce qu’il existe bien, selon Paik, un « art ennuyeux et de qualité » et un « art ennuyeux et médiocre ». Au lecteur de choisir entre les deux !
    Dans Double Happening, Robert Filliou et Emmett Williams sont installés, en toute quiétude, sur les toilettes de l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf. Il s’agit d’un plan fixe (avec un cadrage serré de la caméra) sur deux cabines de W.C., les portes grandes ouvertes. Soudain, un troisième complice apparaît, se dirige vers les lavabos (hors-champ), puis réapparaît et s’esclaffe : « What’s happening ? » ; « We happen to be making a film », répondent en cœur les deux larrons. Et pour le Festival du film érotique de Copenhague, en 1971, Robert Filliou réalisa avec Robert Guiny Filliou’s Do it Yourself Erotic Film, construit à partir de panneaux donnant des ordres aux spectateurs, entrecoupés de noir. Filliou invitait les hommes à se livrer à des ébats avec leurs voisines. Il cherchait alors à abolir la frontière entre l’artiste et le spectateur, en les invitant à devenir les auteurs de l’œuvre.

© Olivier Lussac
revue Figures de l’art n° 4 : "Nude or naked ? érotiques ou pornographies de l’art", revue d’études d’esthétiques, textes réunis par Bernard Lafargue, Saint-Pierre-du-Mont, Eurédit éditeur, pp. 593-604.

(1) Cf. Barbara Haskell et John G. Hanhardt, Yoko Ono, Arias and Objects, Salt Lake City, Peregrine Smith Books, Gibbs-Smith Publisher, 1991, p. 39.
(2) L’un des plus célèbres réalisateurs du cinéma « underground » japonais était Takahiko Iimura, dont le chef-d’œuvre est Ai (1962-63). Après des études à l’Université de Keio, il fonde le groupe de Cinéastes indépendants japonais et tourne plusieurs films en 8 mm : Dada 62 (1962) et De Sade (1962). Mais le plus beau de ses films fut Ai, dont la musique fut composée par Yôko Ono et qui lui vaudra par la suite l’admiration de Jonas Mekas. Ce film fut distribué aux États-Unis sous le titre de Love, associant, dans un noir et blanc très contrasté, des plans de corps nus de deux amants, si proches qu’on ne peut savoir exactement s’il s’agit du corps de la femme ou de l’homme. Ses films, en fait, lui donneront une réputation érotique qui, derrière des ébats amoureux, montre une recherche minimaliste et conceptuelle.
Un célèbre film de Yôko Ono, Fly, montre un gros plan d’une mouche sur le corps d’une femme. Les contours du corps humain deviennent un paysage extraordinaire, à la fois familier et bizarre. La caméra passe de détail en détail sur le corps de Ono. Ce film de 1970 se rapporte à un scénario très simple : « Let a fly on a woman’s body from toe to head and fly out of the window ». Dans Freedom (1970), la caméra se focalise en gros plan sur une femme (Ono) qui enlève son soutien-gorge. Il s’agit d’une métaphore qui invite le corps féminin à se libérer des liens sociaux. Pour comprendre les events de Ono, il faut également se référer aux chansons, Woman is the Nigger of the World et Sisters, O Sisters, produites par Ono et Lennon dans l’album Some Time in New York City (1972). Cette attention se retrouve aussi dans Object in Three Parts (1966) : trois socles sur lesquels sont posés sur l’un, un diaphragme, sur l’autre, un préservatif et sur le dernier, une « pillule ».
(3) Une performance de Robert Whitman fut présentée dans un spectacle d’« expanded cinema », en 1965, à New York. Il s’agit de The Night Time Shy, dans lequel les spectateurs, placés sous une tente, pouvaient s’allonger pour voir un écran installé horizontalement au-dessus d’eux. Selon Jonas Mekas, « Le clou de la soirée était un film montrant un homme assis sur une cuvette de W.C. et s’adonnant d’un air indifférent à son affaire, baissant son pantalon, s’exprimant, remettant son pantalon, tirant la chasse d’eau. Tout était vu de l’intérieur de la cuvette (sous un verre), de sorte que toute cette opération peu ragoûtante et (au moins jusqu’ici) peu esthétique de défécation se déroulait juste au-dessus de la tête des spectateurs. » (Jonas Mekas, The Village Voice, 3 juin 1965).
(4) Carolee Schneemann cité par Arnaud Labelle-Rojoux, L’Acte pour l’art, Paris, Les Éditeurs Évidants, 1988, p. 116.
(5) Jonas Mekas, Movie Journal : The Rise of a New American Cinema, 1959-1971, New York, Collier, 1972, p. 158, repris dans la traduction française de Dominique Noguez, Un Nouveau cinéma américain, 1959-1971, Paris, Paris Expérimental, 1992.
(6) P. Adams Sitney, « Structural Film », Film Culture n° 47, été 1969. Regina Cornwell fait du « film structurel » un avatar du « film formel » in « “Structural Film”. Ten Years Later », The Drama Review, vol. 23, n° 3, septembre 1979.
(7) Peter Gidal, « Theory and Definition of Structural/Materialist Film », Structural Film Anthology, Londres, British Film Institute, 1976.
(8) Dominique Noguez, Une Renaissance du cinéma. Le Cinéma « underground » américain, Paris, Klincksieck, 1985, pp. 347-348.
(9) Ibid.
(10) Ibid., p. 354.
(11) Ibid., p. 144.
(12) Ibid., p. 284.
(13) George Maciunas, « Some Comments on Structural Film de P. Adams Sitney (Film Culture n° 47, 1969) », catalogue L’Esprit Fluxus, MAC, Catalogue Galeries contemporaines des Musées de Marseille, sous la direction de Véronique Legrand et Aurélie Charles, 1995, p. 129, (nous traduisons).
(14) Henry Flynt, « Concept Art », An Anthology de La Monte Young et Jackson Mac Low (New York, 1963, 2e éd., 1970 (nous traduisons).
(15) Dominique Noguez, ibid., p. 350.
(16) John Cage, « Four Statements of the Dance » in Silence, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 1961, p. 93 (nous traduisons).

Publié dans Textes-Arts

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