Le Musicien et l'idéologue

Publié le par Olivier Lussac


« Celui qui est resté passif sait qu’il s’est rendu moralement coupable chaque fois qu’il a manqué à l’appel, faute d’avoir saisi n’importe quelle occasion d’agir pour protéger ceux qui se trouvaient menacés, pour diminuer l’injustice, pour résister. »
Karl Jaspers, La Culpabilité allemande, 1948.

I —    L’idéologie nationale-socialiste, on le sait, commence par l’antisémitisme qui, en musique, a plusieurs sources. Aucune ne devrait être négligée. Pourtant, l’une des plus fortes et des plus claires fut celle de Richard Wagner qui publia en septembre 1850 un essai intitulée Judenthum in der Musik (Judaïsme dans la musique), dans lequel il s’attaque non seulement à Felix Mendelssohn Bartoldy, mais aussi à Giacomo Meyerbeer. À la lecture de cet essai, Franz Liszt, scandalisé, demanda des explications. Wagner y répondit de manière éloquente, le 18 avril 1851 : « Meyerbeer représente quelque chose de particulier pour moi : je ne le hais pas, mais il me dégoûte profondément. » À la fois, Wagner était attiré par la puissance musicale de son collègue et, en même temps, le haissait profondément, à cause du succès obtenu à Paris en 1840-41. De même, sa relation avec Heinrich Heine était conflictuelle et son admiration exagérée tourna bien vite en rejet, jusqu’au moment où il déclara dans son essai que Heine était submergé « par les démons impitoyables de la négation ». Wagner accepta partiellement les théories raciales de Gobineau et, finalement, identifia les juifs aux diables. En 1881, le théâtre de Vienne brûla et Wagner raconta à sa femme Cosima que tous les juifs devraient alors brûler dans un spectacle de « Nathan ».
    Cette attaque si forte contre le juif à la fin du texte représentait pour Hitler une source précieuse pour sa « solution finale ». En tout cas, l’idéologie nazie devait pratiquer une relation entre les formes de l’art et les formes de société.

    L’antisémitisme des musiciens allemands n’était pas seulement provoqué par les succès indéniables de Felix Mendelssohn Baltholdy, Giacomo Meyerbeer ou même Jacques Offenbach, mais encore causé par la « musique répugnante » d’un Arnold Schœnberg, qui fut l’objet d’attaques et de dénonciations directes, précisément parce qu’il possédait une forte individualité.
Après la Première Guerre Mondiale, la musique atonale représentait même l’équivalent de la musique bolchévique et de l’internationalisme juif. De tels jugements se trouvaient par exemple dans la revue Zeitschrift Für Musik dirigée en 1920 par Hans Pfitzner. Comme de nombreux conservateurs, ce dernier se considérait apolitique. Cependant, au milieu de la Première Guerre, il dédia son Deutsche Gesänge à l’amiral von Tirpitz et, après la fondation de la République de Weimar, parla de la maladie sociale. Selon lui, tous les arts étaient les reflets de la condition étatique. Aussi, dans un écrit de 1920 intitulé Die neue Äesthetik der Musikalischen Impotenz. Ein Verwesungssymptom ? (La Nouvelle esthétique de l’impuissance musicale : un symptôme de la décadence ?), Pfitzner attaqua le critique musical juif Paul Bekker et dénonça « l’œuvre internationale bolchévique de la subversion », dans laquelle « le chaos atonal, correspondant à d’autres formes d’art, est le parallèle artistique du Bolchévisme qui menace l’Europe. » Depuis la guerre, nombreux sont les musiciens qui exigeaient de substituer la musique « non-germanique » par celle considérée comme « véritablement allemande », tout spécifiquement durant l’année terrible de 1923. Et, à la fin de cette même année, Pfitzner publia dans le Zeitschrift für Musik un Kampfblatt für deutsche Musik und Musikpflege (Journal de combat pour la musique allemande et la culture musicale). Un livre d’Erich Wolff et de Carl Petersen, intitulé Das Schicksal der Musik von der Antike bis zur Gegenwart (Le Destin de la musique de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui), 1923, dénonça la musique atonale, « compréhensible seulement de manière pathologique ». Car la nouvelle musique, selon les deux auteurs, préparait le terrain des ennemis de l’Allemagne « pour ériger un homme de pure machine, un animal intellectuel, un destructeur du monde, rangeant la culture du Christianisme dans le barbarisme. »

II —     Aussi, Hans Schilling voyait-il, dans ses essais, notamment « Richard Wagner comme le prophète du monde aryen » (Musik, novembre 1933), Wagner comme le prédécesseur de la révolution culturelle de Hitler. « Nous continuons la marche, écrivait Walter Engelsmann, que Wagner a commencé, comme un révolutionnaire et un pionnier de l’art allemand depuis 85 ans. » (Musik, oct. 1933) En effet, Lorsque Parsifal fut produit en 1934 à Bayreuth, Harlmut Zelinsly lui-même considérait que le « pur enseignement du Christ » était incarné dans Parsifal, conçu à l’antipode du monde judaïque, symbolisé par Kundry. Parsifal était pur, de noble sang capable de sauver et de préserver la nation. Cette idée de pureté du sang prit une place essentielle dans la politique raciale des nazis. En prenant Wagner comme seul précurseur, Hitler se référa au caractère messianique du mythe wagnerien, pour repousser les forces obscures par le feu et le fer. Ainsi, il releva à son apogée l’esprit et la race allemande. Dans un livre de 1933, Hans Schlemm disait que « La musique allemande est à la première place. C’est la plus germanique de tous les arts. L’esprit allemand trouve son expression ici comme le plus beau, le plus pur et le plus direct des arts. » (Wege zur deutschen Musik) Encore, dans l’article « Vom Wesen deutscher Musikauffassung » (1939), il était dit que « La musique imprime plus profondèment l’esprit de notre peuple », comme moyen de formation du caractère allemand. Il fallait y songer, au-delà même du juif, ce qui pouvait déranger l’esprit allemand, c’était ce quelque chose d’impur qui pénétrait la musique allemande : l’étranger sous toutes ses formes, à partir duquel Herbert Gerigk, directeur de la revue Musik, devait écrire un Lexikon der Juden in der Musik (Lexique des juifs en musique), dans lequel il montrait que les juifs avaient pris le contrôle de tous les postes. Il fallait donc les éliminer.
    Et pour comprendre cette nouvelle musique, il fallait, comme le fit Richard Eichenauer, trouver une correspondance avec les Chorales de Luther, qui ne furent pas seulement considérés comme chrétiens, mais plutôt universellement et éternellement germaniques, fondement des caractéristiques des peuples nordiques. Johann Sebastian Bach ne servit pas de modèle, mais ce fut plutôt Heinrich Schütz (comme Wagner et Brückner), qui fut joué par la jeunesse hitlérienne. Il fallait recouvrer la mélodie, comme le préconisait Eichenauer dans son livre Musik und Rasse : dans l’harmonie de Wagner, deux caractéristiques semblaient dominer, la simplicité et l’illustration colorée ; une harmonie qui n’était pas difficile à comprendre, qui, dans la plupart des cas, manquait totalement d’intelligibilité compliquée. En d’autres termes, la musique ne peut être qu’émotion.
    Les recherches sur la race musicale renvoyaient alors aux idées majeures qui servirent à développer l’essence de l’esprit allemand. Comme Hans Severus Ziegler l’écrivait, il fallait se battre « contre la culture négro, pour le caractère national allemand ». Il essaya alors de supprimer les œuvres de Stravinsky, Hindemith et Krenek de tous les programmes de concert. Pour la commémoration Wagner de 1938 à Leipzig, Ziegler opposa l’héroisme aryen au judaisme et au bolchevisme, toujours considérés comme des forces du mal. Ce fameux discours mettait en lumière les idées d’une race en musique. Le juif correspondait au monde d’Alberich, de Beckmesser et de Kundry que Wagner utilisa dans sa tétralogie, comme monde des profondeurs, de l’obscur, de l’enfer ; tandis que Parsifal s’apparentait au lumineux, au monde lumineux du peuple germanique, qualifié alors de rein (pur) et de heil (glorieux). Deux mots qui, dans la langue allemande, possèdent plusieurs significations. Rein, en effet, signifie « pur », mais aussi « propre », « net ». La notion de purification était donc présente et les nazis exploitèrent l’impureté comme un moyen pour juger et détruire. Dans son discours inaugural de l’exposition Entartete Music à Düsseldorf, Ziegler utilisa les deux sens du mot, pour « une atmosphère propre et air frais et libre, où, dans le futur, la création, aussi bien que les musiciens de l’Allemagne, respirant librement, peuvent vivre et travailler ». La pureté était donc assimilée à la propreté et le reste à la saleté ! En même temps, il jugea l’atonalisme comme un charlatanisme. L’apparente extension de l’harmonie était considérée comme une dévaluation de la tonalité et provoquait donc une dégénérescence. Alors Ziegler s’en prend violemment à Schœnberg, sans savoir que ce dernier se réfère aussi à Beethoven, lorsqu’il souligna : « Parce que l’atonalité a ses fondements dans l’Harmonielehre du juif Arnold Schœnberg. Je déclare que cela est le produit de l’esprit juif. […] finalement manque la sensation pour la pureté du génie allemand Beethoven. » Tout comme l’idée de pureté, une ambiguité semblable se retrouve dans le terme heil, aussi originaire de Parsifal. Heil se réfère à heilig (saint, sacré). Comme nom, il exprime la santé et le salut. Le Christ est donc le Sauveur. Avec le mot Heil/heil — sainteté, santé et salut —, Ziegler avait dans l’esprit le sens même de la musique, qui était « une des places (salutaires) de notre profonde existence intérieure ». Il explicitait ainsi le sens de salut, comme le prouve le fameux « heil Hitler ! », qui pouvait être tracé depuis Wagner et pouvait conduire à qualifier la bonne santé de l’Esprit Allemand.

III —    Opposée à cette idée de pureté du sang et de santé se trouvait l’idée de dégénérescence. Aussi, dans l’esprit de Ziegler, la musique pouvait être interprétée que comme de manière dégénérée. Et, en dépit d’une conférence sur Brahms, en 1933, Schœnberg avait sous-estimé le danger qui pouvait émerger de l’idéologie wagnerienne. Parce qu’il n’était pas certain que Wagner fut un aryen, il pensait, contrairement à d’autres compositeurs, que Wagner était tolérant envers les juifs, que ceux-ci pouvaient devenir de vrais Allemands. Pour Hans Severus Ziegler, cette possibilité était impossible. Pour lui, il s’agissait de préserver la pureté du sang et la supériorité de la race allemande. Les théories raciales devinrent ainsi un moyen efficace de contrôle et de modèle pour le musicien, Beethoven par exemple en dépit de son apparence non-germanique, Mozart en dépit de son accointance avec Da Ponte, le cosmopolite Franz Liszt et Franz Schubert qui fut décrit par Eichenauer comme un Nordique de l’est. Pour Hitler et Gœbbels, Bruckner pouvait être considéré comme un représentant aryen : « Comme fils du sol autrichien, Anton Bruckner est spécifiquement choisi pour représenter à notre époque l’esprit indissoluble et la communauté émotionnelle du destin qui unit la nation dans son ensemble. » (Gœbbels, 6 juin 1937) Bruckner le provincial, comme Hitler, fut en effet rejeté par la métropole autrichienne et le compositeur fut considéré par les nazis comme une victime du système juif, parce que le critique Eduard Hanslick s’était opposé à lui. Le 6 juin 1937, donc, un buste de Bruckner fut édifié dans un lieu symbolique, à Walhalla, près de Regensburg. Gœbbels proclama alors que Bruckner était le symbole de l’entière nation allemande.

    Comment Ziegler pouvait-il préserver cette pureté de la race ? Lors du Reichsmusiktage du 28 mai 1938, le Dr Gœbbels proclama les « dix principes de la création musicale germanique ». Ni le programme, la théorie et l’expérimentation, ni la structure déterminent l’essence de la musique. Son essence est la mélodie. La mélodie exalte le cœur et fortifie l’esprit… Comme avec n’importe quelle autre forme d’art, la musique est générée par des forces mystérieuses et profondes, prenant racines dans les caractères nationaux. […] La musique germanique et la musique juive sont opposées, à cause de leur nature, contradictoire l’une de l’autre. La bataille contre le judaisme dans la musique germanique […] ne sera jamais abandonnée… La musique est le plus sensuel des arts. Parce qu’elle parle plus au cœur et aux émotions qu’à la raison… Laissez-nous remercier Dieu de nous donner la capacité à écouter la musique, à l’expérimenter et à l’aimer passionnément. La musique est un art qui touche l’esprit plus profondément : il possède le pouvoir d’apaiser la peine et de bénir avec bonheur. Si la mélodie est l’origine de la musique, alors il s’ensuit que la musique pour le peuple ne peut pas s’épuiser elle-même dans les chorales ou les pastorales. Elle doit toujours retourner à la mélodie comme racine de son essence. Élever les trésors (de la musique) et les transmettre au peuple est notre devoir le plus important… Le langage des sons est quelque fois plus irrésistible que le langage des mots. Les grands maîtres du passé sont par conséquent représentatifs de la majesté véritable de notre peuple… Pour maintenir et pour accroître la gloire et l’honneur de notre nation.
    De nombreux musiciens se rallieront à ce discours. Plus étrange encore, nombreux sont ceux qui officieront la musique après la Guerre : Josef Müller-Blattau devint professeur à Freiburg en 1937 et, après la guerre, eut la même fonction à l’Université de Saarbrücken. Son maître, Wilibald Gurlitt, se proclama lui-même en faveur du « chancelier du peuple » Adolf Hitler. Heinrich Besseler devint en 1948 professeur à Iéna et en 1956 à Leipzig. Walther Vetter glorifia les opéras de Mozart aux conférences de Düsseldorf et, après avoir découvert l’origine de Da Ponte, il fut promu comme professeur et comme directeur de l’Institut de Musicologie de l’Université de Posen. Après 1945, il continua sa carrière comme l’un des plus éminents représentants de la musicologie allemande. Ernst Bücken embrassa très vite le darwinisme dans les recherches musicales. Ernst Kirsch proclama qu’« aucun juif ne peut être un camarade national », lors des conférences de Düsseldorf.
    Cependant, parmi les musicologues, certains résistèrent. Ce fut le cas de Hans Joachim Moser qui, en 1935, dans son dictionnaire de la musique, rappela que Schumann et Brahms admiraient Mendelssohn. Friedrich Blume insista sur la mixité dans son essai Musik und Rasse : « Toute la musique qui est connue et comprise par nous a grandi sur le socle des caractéristiques nationales et s’est finalement mélangée racialement. » De tels propos ne furent pas sans conséquence. Il n’obtint aucun poste de professeur, mais laissa à la postérité un fameux Musik in Geschichte und Gegenwart. Il questionna ainsi les rapports entre la race et la musique et en vint à cette conclusion : si on observe l’expérience raciale de la musique, selon les aryens, ceux-ci dissocie radicalement l’approche scientifique de l’approche intuitive. Le scientifique, au contraire, prend en compte les changements historique de l’écoute et montre alors que l’association populaire du monde germanique avec la tonalité n’a pas de validité éternelle.
    D’autres encore parmi les compositeurs refusèrent une telle entreprise. Béla Bartók fut absent de l’exposition de l’Entartete Musik, parce qu’il appartenait à une nation amie. Il refusa ce traitement de faveur et, le 5 mai, avec Zoltán Kodály et d’autres artistes, protesta dans une résolution contre les lois raciales hongroises et demanda un peu plus tard d’être admis dans le cercle des « dégénérés ». Chez les compositeurs, ce fut alors une rébellion silencieuse, comme le souligne Gunter Weisenborn dans son Rapport sur le mouvement de résistance du peuple allemand : 1933-45. Le musicologue Kurt Huber était membre d’un groupe de résistance à Munich et fut condamné à mort en 1943. Le chef d’orchestre Leo Borchard demanda la fin de la guerre dans un tract. Le pianiste Helmut Roloff aida les juifs à émigrer. Le compositeur Karl Amadeus Hartmann dédicaça son poème symphonique, Miserae, aux victimes de Dachau. Il ne publia cette œuvre qu’à partir de 1945. Le critique musical Hans Heinz Stuckenschmidt aida les artistes de l’avant-garde musicale, principalement dans les premières années du régime nazi. La résistance, comme on le sait, s’organisa également dans les camps de concentration, notamment à Theresienstadt et dans les autres pays, avec Hanns Eisler, Theodor Adorno, Paul Dessau, Kurt Weill. Ils furent également aidés par Arturo Toscanini, Ignaz Paderewsky et Pablo Casals, tandis que Ernst Busch passait à la radio russe des chansons anti-fascistes. En 1938, la BBC mit encore en place un service pour l’Allemagne et, en 1941, c’est la Cinquième de Beethoven qui annonçait le programme créé par Martin Esslin, Richard Friedenthal, Alfred Kerr, Erika et Thomas Mann, Peter de Mendelssohn, Erich Ollenhauer et Robert Neumann, tandis que l’Office of War Information, aux États-Unis, programmait un « We fight back », sous la direction de Ernst Joseph Aufricht.

    Il est bien évident que, sans ces réactions salutaires, « On se reconnaîtra, en tant qu’individu, moralement coupable d’avoir par crainte laissé échapper de telles chances d’agir. » (Karl Jaspers, La Culpabilité allemande)

© Olivier Lussac
Musica Falsa n° 8, avril-mai 1999, première partie, pp. 25-27 et n° 9, juin-juillet-août 1999, seconde partie, pp. 50-51.

Sources :
— Barron Stephanie, Entartete Kunst. Das Schicksaal der Avant-garde im Nazi-Deutschland, Los Angeles County Museum of Art et Deutsches Historisches Museum, Berlin, Hirmer Verlag, Munich, 1991-1992.
— Dümling Albrecht, Entartete Music, The Exhibition of Düsseldorf 1938/88 in texts and Documents,  Londres 1995.
— Steinweis Alan E., Art, Ideology and Economics in Nazi Germany, University of North California Press, Chapell Hill, London, 1993.
— Willett John, Art & Politics in the Weimar Period, Da Capo Press, New York, 1978.

Publié dans Textes-Arts

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