Installation 4 (Site-Specificity)

Publié le par Olivier Lussac IDEAT


À partir de 1970, Richard Serra établit, comme fondement de sa démarche, la prise en compte de l’environnement naturel ou urbain, intérieur ou extérieur. Les structures d’acier sont donc placées spécifiquement et progressivement, Serra concentre son attention sur le rapport interactif du spectateur à l’œuvre. Chaque sculpture vient modifier l’espace qu’elle investit et tend à faire éprouver au spectateur sa propre présence dans l’espace. Il s’agit donc d’une forme de participation. Les larges sculptures, inspirées à l’origine par le Projet Architectural (1918) de Constantin Brancusi, apportent ainsi une dimension nouvelle, en déconstruisant le point de vue perspectiviste. Mais ce dernier change à chaque nouveau regard. Le mouvement du corps fournit de nombreuses informations sur le comportement, par rapport à l’espace et à l’œuvre.
Avec Shift, Richard Serra pousse loin le raisonnement qui tient de ce renversement de position (réflexivité) dans le processus actif supposé de la phénoménologie. Il propose un environnement complexe.
Rosalind Krauss, dans un article intitulé « Redessiner la sculpture : Richard Serra », explique que la ligne est au cœur du travail de Serra. Elle prend pour exemple la Pulitzer Piece. Et Serra a en effet rapporté son intérêt pour la ligne dans un entretien de 1975 : « Tracer une ligne c’est avoir une idée. La ligne tracée est la base de la construction. Tracer c’est innover dans la multiplicité. La ligne donne à l’œuvre une définition inexplicable. La ligne définit et redéfinit la structure. Couper c’est tracer une ligne, c’est séparer, c’est établir une distinction. » Avec la Pulitzer Piece, Rosalind Krauss montre que l’artiste utilise différents procédés de ligne, pour déterminer la perception. Quatre données sont analysées. D’abord, il s’agit de se placer plus haut ou plus bas par rapport à la sculpture, le premier principe étant que la ligne est perçue abstraitement par rapport à la profondeur. Ensuite, il faut se situer parallèlement à l’un des côtés des plaques, le second principe montrant que la ligne est comprise comme le bord de la masse. Il fait ainsi l’expérience de sa matérialité. Le troisième principe précise que la masse est transformée en un système de lignes : la ligne de sol découpe les plaques différemment. Enfin, le quatrième principe tend à montrer que la masse est suggérée par un contour implicite, c’est-à-dire que le spectateur est conscient de la forme de chaque plaque, même s’il ne les voit pas entièrement. Pour Rosalind Krauss, la Pulitzer Piece « traite de la forme instable, indéterminée et non localisable de la masse ». Elle poursuit son analyse en montrant que « deux types de forme (visible et implicite) et deux types de ligne (naturelle et abstraite) convergent dans l’œuvre dans un réseau croisé d’interférences et d’implications mutuelles Chaque mode est vu comme opposé à l’autre : chacun renferme la présence potentielle de l’autre, atteste sa fusion inextricable avec l’autre et suscite l’autre grâce à une conception continue de l’engendrement successif des trois dimensions ».
Nous verrons, par la suite, que les relations entre un « environnement donné » et ses « formes implicites » deviennent de plus en plus complexes et équivoques dans les œuvres de Robert Smithson et de Gordon Matta-Clark. Les travaux de Richard Serra mettent en jeu la perception et sont le résultat d’une expérimentation et d’un degré d’imprévisibilité liés aux lignes et aux masses. Comme le souligne Gregoire Müller dans le New Avant-Garde Observe, « Il est impossible de dissocier les propriétés physiques d’une pièce de Serra et les conditions psychologiques de sa perception. Les matériaux, les procédés réfléchissent les mécanismes, le temps, l’horizontalité, la verticalité, la composition, le poids, le désordre, les perspectives, les formes, la connaissance, les structures et l’aspect physique… sont quelques-uns des différents aspects en dessous desquels ses oeuvres peuvent être considérées…». C’est dans ce contexte que s’inscrit Shift, œuvre commencée en 1970 et terminée en 1972, à King City, Ontario, Canada. L’ensemble est composé de six murs, franchissant deux collines distantes de 457 m. Il faut considérer Shift comme l’une des premières manifestations du Earth Art. En effet, Shift a été commencée tout juste après la construction de Spiral Jetty de Robert Smithson (avril 1970), œuvre pour laquelle Richard Serra collabore.
L’artiste décrit lui-même Shift de la manière suivante :
« Entouré sur trois côtés par des arbres et des marais, le site est un champ cultivé, constitué par deux coteaux que sépare une vallée en coude. L’été 1970, Joan (Jonas) et moi avons parcouru cet endroit à pied pendant cinq jours. Nous avons découvert que lorsque deux personnes, chacune à un bout du champ, le parcouraient sur toute sa distance en essayant de ne pas se perdre de vue malgré les courbes du terrain, elles déterminaient mutuellement une définition topologique de l’espace. C’est la distance maximale séparant deux personnes sans qu’elles se perdent de vue qui fixa les limites de l’œuvre, dont l’horizon fut établi selon les possibilités que nous avions de maintenir ce point de vue réciproque. L’œuvre, depuis ses extrêmes bords, apparaît toujours clairement en une configuration totale. Des élévations furent focalisées, chacun de nous étant à un bout du champ, les yeux au même niveau. La vallée, contrairement aux coteaux, était plate. Je désirais obtenir une dialectique entre la perception de l’endroit dans sa totalité et la relation qui s’établit avec le champ lorsqu’on le parcourt à pied. Il en résulte une certaine façon de prendre sa propre mesure face à l’indétermination du terrain.
« Pour autant que les élévations étagées (les six « murs » qui constituent les éléments construits de l’œuvre) fonctionnent comme des horizons s’étendant pour le couper vers l’horizon réel, elles apparaissent comme les orthogonales d’un système perceptif de mesure. L’appareil de l’espace renaissant repose sur des mesures fixes et immuables. Les murs en degrés, quant à eux,  sont en relation avec un horizon constamment changeant. En tant que mesures, ils sont totalement transitifs : ils peuvent élever l’espace, l’abaisser, l’étendre, le mettre en raccourci, le contracter, le comprimer et le tourner. Par l’intermédiaire du mur, la ligne, en tant qu’élément visuel, devient un verbe transitif. (nous soulignons) »

Il s’agit d’un environnement conçu à partir de deux personnes, se faisant face et se regardant. Mais ce qui marque un réel changement de point de vue est que le site est « réglé » en fonction d’une transitivité. Pour comprendre le mécanisme que Serra met en jeu, il faut se référer à sa Verb List qu’il travaille en 1967-1968. Comme dans les Task Performances d’Yvonne Rainer, Serra décompose ses actions artistiques à partir de cette liste de verbes. Cette dernière invite à des correspondances dans les sculptures intérieures, notamment To Lift (1967), ou bien dans les structures extérieures environnementales : Shift, Pulitzer Piece, Spin Out : For Robert Smithson. L’énumération de la liste semble décrire les séquences principales d’un travail sur les matériaux : «En 1967 et en 1968, j’ai écrit une liste de verbes comme moyen d’appliquer des actions diverses à des matériaux quelconques. Rouler, plier, courber, raccourcir, raboter, déchirer, tailler, fendre, couper, trancher… Le langage structurait mes activités en relation avec des matériaux qui occupaient la même fonction que des verbes transitifs. » Ainsi, à chaque verbe correspond une action pratique précise et une procédure matérielle qui circulent autant dans le champ des matériaux à façonner que dans les formes grammaticales du langage, si bien qu’une action, quoique concrète et tangible, fait également partie du domaine conceptuelle. Comme le pense Rosalind Krauss, ce travail de l’abstraction se retrouve effectivement dans Shift. Car les différents murs apparaissent à la fois progressivement et continuellement. Ils intensifient alors l’expérience physique de la localisation de notre corps ; ils mettent le spectateur en situation et en expérience vécue. L’organisation de Shift n’est donc pas seulement perceptive, mais également performative. L’exercice de la transitivité ne touche pas seulement le travail de l’artiste (notamment avec l’usage du plomb), mais aussi la réception d’un spectateur en situation réelle. Un espace donné implique donc une situation spécifiquement déterminée et subordonnée à une forme d’activité.

Publié dans Textes-Définitions

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