TopoSonic Arts 1997-2006, Sabine Schäfer et Joachim Krebs (2007) KehrerVerlag

Publié le par Olivier Lussac

Les résonances de l’œuvre «polyspatiale» de Iannis Xenakis sont nombreuses, notamment dans le domaine plastique de l’art cinétique. Il n’est pas lieu ici d’en énumérer un certain nombre, mais plutôt d’analyser les travaux de la compositrice Sabine Schäfer (1957, Karlsruhe), avec la collaboration de Joachim Krebs (1952, Karlsruhe). Tous les deux travaillent dans la sphère des installations sonores et visuelles depuis 1995, et réalisent des installations sonores spatiales gérées par ordinateur.
Avec la composition The Spiritual Location of Sound, Schäfer souhaite indiquer les diverses relations qui existe entre des haut-parleurs et une composition créée pour  ceux-ci, et décrire comment les possibilités de mouvement tridimensionnel du son dans l’espace forme sa pensée musicale. C’est donc un processus d’«évaluation» de l’espace. Au début de chaque composition, il y a d’abord la disposition et le calcul de la configuration des divers haut-parleurs. Chaque combinaison de haut-parleurs est représentée dans une matrice optimale, afin qu’un certain nombre particulier de sons soit agencé. L’ensemble est connecté avec les propriétés acoustiques de l’espace choisi. Les premières idées de composition spatiale émergent, lorsque les matériaux sonores sont sélectionnés, selon des critères bien définis. L’une des conditions primaires demeure leur validité numérique, afin de pouvoir contrôler la synchronisation de ces sons dans un événement spécifique et dans une circulation des sons à partir des divers haut-parleurs. Il est en effet possible, selon Sabine Schäfer, de «dessiner» des mouvements sonores virtuels, à partir de la matrice de réception. Elle distingue ainsi cinq types de mouvements, rotations et translations, successivité et juxtaposition. Voici un exemple de Sabine Schäfer d’intégration des mouvements sonores, comme paramêtres musicaux.

- Sept haut-parleurs placés en arc de cercle, avec va-et-vient en boucle (loops) du haut-parleur n° 1 (à gauche) au n° 7 (à droite), et, retour du n° 7 au n° 1 ;
- Sept haut-parleurs, fonctionnant successivement, l’un après l’autre, à partir des combinaisons suivantes : 1-2-3-4-5-6-7, ensuite 1 seul ; 1-2-1 ; 1-2-3-2-1 ; 1-2-3-4-3-2-1 ; 1-2-3-4-5-4-3-2-1, etc. jusqu’à 7 seul ;
- Sept haut-parleurs, de la périphérie au centre, avec le déploiement suivant : 1-7 ; 1-2-6-7 ; 1-2-3-5-6-7, etc., pour arriver au seul haut-parleur 4 seul ; ou bien combinaison de deux haut-parleurs : 1-7 ; 2-6 ; 3-5 ; 4 ;
- Sept haut-parleurs, du centre vers la périphérie, selon l’échelonnement suivant : 4 seul ; 3-4-5 ; 2-3-4-5-6 ; 1-2-3-4-5-6-7, ou la variante suivante : 4 ; 3-5; 2-6 ; 1-7 ; il s’agit d’une composition additive.
- Enfin, toujours sept haut-parleurs, avec croisement des effets sonores, loops, déclinaison des haut-parleurs (7-6-5-4-3-2-1), puis reprise de ce dernier motif de pendule, fondé sur le balancement provoqué, suivant un effet de feed-back. L’exemple type de cette construction reste Pendulum Music (1968) de Steve Reich (donc un effet pendulaire).
Le mouvement des sons dans l’espace devient dès lors de plus en plus complexe, notamment dans la perception de la musique. Schäfer peut ainsi contrôler l’évolution de la composition et les paramêtres de ton, de timbre et de rythme. Elle joue également des processus de progression graduelle ou de processus additif de développement, fondé sur l’évolution d’une musique répétée, comme l’ont déjà fait certains compositeurs minimalistes, comme Philip Glass ou Steve Reich.
Le système utilisé par Schäfer  peut ainsi se développer avec un nombre plus substantiel de haut-parleurs. Dans Lost, par exemple, l’installation comporte trois séries de haut-parleurs, l’une conçue sur un mur sous la forme d’une colonne (6 haut-parleurs), la seconde série comporte le même nombre de hauts parleurs, mais sur les murs à l’opposé et à l’horizontal, enfin la troisième série prolonge la colonne, sur le sol. Les schémas ci-dessous expliqueront mieux la démarche de Schäfer. Lost, en tant que sculpture sonore, fait partie d’un ensemble qui s’intitule Topophoniczones (Badischer Kunstverein Karlsruhe, 1992). L’installation commence dès l’entrée du musée. Le visiteur entre dans la première salle, contenant des doucmentations sur l’exposition en question, c’est-à-dire des détails sur les éléments sonores et visuels et des informations sur le projet de Sabine Schäfer et Sukandar Kartadinata. Cette pièce contient également un tunnel sonore (Klangtunnel), que le visiteur doit traverser pour entrer dans une autre salle intitulée Sound Wrap. Des objets lumineux (Licht-Objekt) ont été créés par Hens Breet. Suivant un cheminement précis, il traverse deux autres pièces, monte un escalier et se trouve face à un autre espace, Lines Between, conçu pour un ensemble de six haut-parleurs, et un dispositif lumineux de Werner Cee. Enfin, en descendant vers le centre de l’architecture, le visiteur tombe sur l’installation centrale, Lost. L’édifice ressemble en effet à un labyrinthe tridimensionnel et le visiteur doit agir comme une sorte d’explorateur, montant et descendant les passerelles du musée. Le système inventé par Schäfer est donc disposé en forme de spirale.

1– entrée de l’immeuble, on peut accéder soit à la salle 2 (documentation) ou passer par le Tunnel sonorisé, soit directement accéder à la salle 6 (installation Lines Between), en montant l’escalier à droite, soit, encore, descendre à droite voir la salle 7, l’installation sonore Lost ;
2– documentation et Klangtunnel en droite ligne ;
3 – au fond, se trouve l’installation visuelle et sonore Sound Wrap (Schäfer-Breet) ; 4 et 5 – salles vides;
6 – installation Lines Between (Schäfer-Cee) ;
7 – installation Lost, qui se trouve être le point central de l’édifice (Schäfer-Cee).


Dans l’installation du Badischer Kunsverein, un tunnel de huit mètres de long a été constuit en face de la salle de documentations, le visiteur doit traverser ce tunnel afin d’accéder aux autres pièces. Le plan ci-dessus indique bien la disposition de l’ensemble des installations.
Dans Sound Wrap, trois niveaux de mouvements (1, 2 et 3) sont les composantes pricipales de l’installation sonore. Ils déterminent la forme sonore de la salle. Le niveau 1 consiste en une matrice de quinze haut-parleurs disposés sous la forme d’un huit, suspendus à trois mètres du sol. Leurs dimensions particulières sont déterminées par la taille du plancher. Le long de ce huit suspendu, le flux sonore se compose d’un loop ininterrompu. Au niveau 2, six haut-parleurs sur trépied sont disposés d’un bout à l’autre de l’espace. Ils ne sont pas disposés dans n’importe quel ordre et les sons sont diffusés dans différentes directions. Ils peuvent être regardés comme de simples objets que l’on croise en entrant dans la pièce. Ce sont des sources sonores qui proviennent de fragments de sons, couplés avec des textes. Alors que l’auditeur se promène autour des différentes sources sonores provenant de ces haut-parleurs, la relation se produit en parallèle et simultanément entre les événements sonores de ces différents haut-parleur sur trépied et ceux qui sont suspendus. Le volume de base a été volontairement arrangé, de telle sorte que le visiteur, lorsqu’il approche d’une source sonore, se trouve en situation d’un texte totalement inaudible, alors que le matériel sonore peut être largement localisé. Dès que le spectateur traverse l’espace, il expérimente continuellement une atmosphère diffusée différente et clairement perceptible, selon son placement dans l’espace. Au niveau 3, un texte résonne des différents haut-parleurs, il se sent comme épiant une conversation dont il ne prend pas part.
À ce moment-là, il prend la décision d’écouter la discussion ou d’aller plus loin.

     De plus, cette salle contient des objets lumineux conçus par Hens Breet, Licht-Objekt ou Fruits of Columbus. S’ils ne sont pas activés, ce sont des objets complètement noirs. C’est juste parce que leur fréquence est basse. Mais dès que la pièce se trouve occupée, les sons permettent de voir ces objets. Ainsi, l’ambiance sonore s’ajoute au jeu étrange des lumières.


L’installation sonore Lost se caractérise surtout par les angles formés par les haut-parleurs (niv. 1). Cette colonne qui est prolongée du mur jusqu’au sol (niv. 3), représente la composante la plus importante du dispositif à l’intérieur de l’espace. Le long de cet alignement, des masses de sons sont diffusées, parfois reprenant le chemin ascendant, dans certaines phases de la composition. Dans ce lieu, l’auditeur est « noyé» par un cycle tournant des sons (niv. 2), faisant contrepoint aux sons diffusés au niveau 1. Un jeu stéréophonique sépare ainsi les niveaux 1 et 3, du niveau 2, pour obtenir une musique totalement tridimensionnelle (Cf. schémas de Lost, dans lequel se trouve les trois régimes d’organisation de haut-parleurs et Lines Between dont l’organisation stéréophonique est accompagnée d’images projetées sur les murs contruits en bois).

     Pour clore l’analyse de l’installation Topophoniczones de Sabine Schäfer, il reste à analyser Lines Between, dernière salle dans le musée de Karlsruhe. Un groupe de six haut-parleurs distribue la musique dans la pièce. Lentement, le processus s’opère. Des changements de la nature sonore sont travaillés à partir de petites variations du timbre, créant ainsi une vie intérieure au son  et à la lumière créée par Werner Cee. Les murs intérieurs sont couverts de bois, les planche étant le résultat d’un calcul et leur arrangement est systématique. Des morceaux de verre brisé sont insérés à l’horizontal.

De manière plus aléatoire, ce verre brisé, figé entre les lames de bois, est irisé par des flashes de couleur bleue fluorescente, révèle la nature intime du bois, sa texture, la trace visible de la réalité matérielle. Lorsqu’un visiteur entre, il confronte sa propre présence à celle des matériaux visuels et sonores.
À cet autre espace sonore s’ajoute donc le travail sur l’espace acoustique. Cet espace ne fait plus appel à une configuration spatiale, donc à l’espace physique lui-même déjà constitué, mais renvoie à une spatialisation physique de l’œuvre, c’est-à-dire, dans l’utilisation des ressources acoustiques, aux effets de profondeur, d’ubiquité et de mobilité des sons (et des lumières dans le cas de Xenakis).

Désormais, «  la possibilité de gérer un temps réel divers indices acoustiques […] permet d’envisager de nouveaux rapports entre le compositeur et l’interprète et l’acoustique. En particulier, la disponibilité de moyens technologiques de spatialisation du son dotés d’un formalisme de manipulation adapté à la perception […]. … le compositeur peut intégrer dès le stade de la composition les paramètres acoustiques et les élever à un rang musical. […] L’évolution rapide et la complexité croissante des matériels imposent une réflexion visant à proposer des interfaces de manipulation basées sur des formalismes pertinents pour la perception », c’est-à-dire une fusion des deux perceptions auditive et sonore, et « la tendance à l’imbrication des données visuelles et auditives dans les futurs dispositifs de diffusion, qui devrait inciter la pratique à l’exploration des relations entre ces deux champs perceptifs. » (1)

© Olivier Lussac

(1) Jean-Pascal Jullien et d’Olivier Warusfel, « Technologies et perception auditive de l’espace », revue Les Cahiers de l’Ircam-Recherche et musique, n° 5 intitulé « Espaces », 1er trimestre 1994, p. 93-94.


    

 

Publié dans Textes-Arts

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